jueves, 22 de septiembre de 2011

Révélations sur l’assassinat des moines de Tibhirine : "Plus que l'ombre d'un soupçon sur l'armée algérienne"



Canal + diffuse lundi 19 septembre le documentaire de Jean-Baptiste Rivoire, « Le crime de Tibhirine ». Un livre paraît, sous le même titre, jeudi 22 septembre, aux éditions La Découverte. Après dix-huit mois d’enquête, le journaliste spécialiste des affaires algériennes a réuni de nouveaux témoignages qui accusent la sécurité militaire algérienne d’avoir enlevé, puis fait exécuter, les sept trappistes français, au printemps 1996 en Algérie.

Entretien

Au printemps 1996, sept trappistes français sont enlevés du monastère de Tibhirine en Algérie, avant d’être exécutés, quelques semaines plus tard. Un communiqué attribué au Groupe islamique armé (GIA) revendique cet assassinat. Mais votre enquête accuse la sécurité militaire algérienne. Pourquoi aurait-elle monté une telle opération ?
Il faut rappeler que dans les années quatre-vingt-dix, l’Algérie était en pleine guerre civile. Or, pendant cette période, les moines ont soigné discrètement les insurgés islamistes qui avaient pris le maquis autour de Tibhirine. Et cela va même plus loin : des témoins nous affirment que les religieux les laissaient parfois se « planquer » (dans l’enceinte de la propriété).

> Vous dites que les moines ont été complices des islamistes ?
Non! Ils étaient en empathie avec les familles du secteur. On disait à ces insurgés : «Venez (au dispensaire) avec les autres mais discrètement». Du point de vue des moines, c’était de l’humanitaire, de la charité et cela n’avait rien d’un soutien idéologique : pendant la guerre d’Algérie (entre 1954 et 1962), le monastère avait soigné de la même manière des combattants du FLN (Front de Libération Nationale). Mais pour l’armée algérienne, cette attitude «humanitaire» (avec les islamistes) était très difficile à accepter, selon les repentis de la sécurité militaire que nous avons rencontrés.

> Mais n’y avait-il pas plus simple que d’organiser un enlèvement ?
Les autorités algériennes ont convoqué à plusieurs reprises le prieur du monastère, Christian de Chergé. Toutes les demandes officielles pour que les moines partent – y compris celle adressée au Vatican – sont restées vaines. Donc, d’après les témoins interviewés, le général Lamari (ex-directeur de la sécurité intérieure, décédé en 2007) a envisagé de faire enlever les religieux par un commando militaire mais il y a renoncé car cela n’aurait pas été très discret. D’où un second scénario : il a demandé à trois agents infiltrés de monter une opération d’enlèvement, avec un commando mixte composé notamment de quinze islamistes qui n’étaient au courant de rien. Selon ce qu’expliquent les témoins, il ne s’agissait pas de tuer les moines mais, premièrement, de les faire partir pour qu’ils arrêtent de soigner des islamistes; deuxièmement, de discréditer les islamistes; et troisièmement, d’obtenir les remerciements de la France – les religieux auraient ensuite été relâchés et expulsés. L’Algérie se débarrassait ainsi de témoins gênants.

> Cela peut paraître tortueux…
Non, cela paraît assez cohérent. En 1993, des Français, les époux Thévenot, avaient été enlevés à Alger. Le scénario avait été le même : un faux enlèvement islamiste destiné à faire monter la pression en France. Les otages avaient été traités très correctement et relâchés après acceptation des demandes algériennes. Ils avaient été envoyés aux îles Fidji. On n’y avait vu que du feu.

> Sauf que dans l’affaire de Tibhirine, les otages ont été tués..
Parce que tout ne s’est pas passé comme prévu et que les militaires auraient eu peur d’être démasqués. D’abord, deux moines avaient été « oubliés » au monastère au cours de l’opération d’enlèvement : il y avait le risque qu’ils parlent, d’autant plus que le chef des islamistes dans la région du monastère, Ali Benhadjar, avait diffusé un communiqué où il disait en gros : « je ne suis pour rien dans l’enlèvement, et tout ça, ça sent mauvais les services algériens ». Fin avril 1996, les responsables des ravisseurs apprennent que la France a envoyé un de ses agents pour essayer de négocier avec Djamel Zitouni (suspecté de collaborer avec les militaires, il est un chef du Groupe islamique armé (GIA) dont un communiqué avait revendiqué l’enlèvement des moines-NDLR). C’est là que les responsables des ravisseurs auraient décidé de l’exécution, dans une caserne secrète à Blida.

> Justement, il existait des rivalités entre islamistes. L’enlèvement des moines peut très bien avoir été orchestré par certains insurgés pour affaiblir le camp d’Ali Benhadjar dans la mesure où ses hommes se faisaient soigner au monastère.
Cette hypothèse est actuellement relayée par la sécurité militaire algérienne, car elle présente l’avantage de tenir compte de la proximité désormais avérée entre Benhadjar et les moines. Et, de fait, le groupe GIA de Djamel Zitouni s’opposait alors aux hommes de Benhadjar depuis plusieurs mois dans la région de Tibhirine. Seul problème, cette hypothèse omet un fait essentiel ; entre octobre 1994 et juillet 1996, le GIA de Djamel Zitouni est contrôlé, au niveau de sa direction, par la sécurité militaire et plus précisément par le général Smain Lamari. Certaines notes confidentielles laissent supposer que Zitouni était utilisé pour « éclaircir le terrain » et « éliminer des groupes concurrents ». Alger continue à laisser entendre aux journalistes que les moines furent tués par Zitouni, mais sur la base de quels témoignages, de quelles sources, de quels indices ? Aucun, sinon une version officielle jamais documentée et comprenant de nombreuses failles. Pour ma part, après dix-huit mois d’enquête, je n’accorde plus aucune crédibilité à la version officielle d’Alger, celle du « crime islamiste ». Il y a plus que l’ombre d’un soupçon sur l’armée algérienne.

> La décision d’exécuter les moines peut laisser supposer que ceux-ci connaissaient la véritable identité des ravisseurs.

Avaient-ils compris que c’était une histoire de manipulation, une affaire d’Etat? C’est une vraie question. Je pense souvent aux hésitations de frère Luc, sur la bande sonore diffusée par les ravisseurs : « Je suis en otage par… comment ça s’appelle, la… Jemma… Islamiya ». ça, ça m’a toujours intrigué. Certains des moines parlaient arabe depuis trente ans, ce n’est pas neutre. Selon Karim Moulay (repenti de la sécurité militaire), ses chefs craignaient que les religieux aient compris des choses.

> Seules les têtes des moines ont été retrouvées. Pourquoi les corps n’ont-ils pas été rendus ?
Parce qu’il existait un risque d’autopsie qui aurait pu venir contredire la version officielle.

> Karim Moulay, l’un des témoins que vous interrogez, affirme que les moines ont été torturés – et que c’est pour cette raison que les corps n’auraient pas été rendus, car cela aurait pu mettre sur la piste de l’armée. Mais ce point soulève un gros doute. Pourquoi donc l’armée aurait-elle torturé des moines ?

Vous avez raison, on peut se poser la question. C’est un point que je n’ai pas trop voulu développer, par respect pour les familles. Cependant, l’hypothèse évoquée à ce stade par Karim Moulay, c’est que l’armée aurait fait appel à un escadron pour être sûr qu’aucun militaire ne parle. Et ces escadrons, dit-il, étaient capables de tout.

> Ce qui est embarrassant, c’est que nous n’avons pas, dans votre enquête, la version des autorités algériennes. Vous dites qu’elles n’ont pas répondu à vos sollicitations. Comment l’expliquez-vous ?
Nous avons envoyé des fax très polis en leur disant que nous étions très embêtés, car d’anciens officiers algériens mettaient en cause des gens très précis. Nous voulions confronter ces accusations avec leur point de vue. Mais il n’y a eu aucune réaction. Je ne comprends pas que les autorités algériennes puissent laisser publier de telles choses. Ce régime est assez autiste dès lors qu’il est question d’évoquer de possibles turpitudes de l’armée.

> Je vais faire de la provocation mais est-ce que vous « rêvez » d’un procès en diffamation pour connaître leur point de vue ?
Je ne rêve pas que l’on me fasse des procès. Pour le livre, comme pour le documentaire sur Canal +, nous avons évidemment fait attention (à la formulation). Je ne crois pas du tout que le général Mohamed Mediene, dit « Toufik », qui dirige la sécurité militaire depuis vingt et un ans en Algérie, fera un procès. Il n’en a jamais fait et ne s’est quasiment jamais exprimé. A Alger, le niveau de paranoïa est pire qu’à l’époque de la République démocratique allemande avec la Stasi.

> Dans votre enquête, vous faites témoigner anonymement « Rachid », un membre présumé du commando auteur de l’enlèvement des moines. Quelle garantie que cette personne et d’autres ne vous manipulent pas ?
Il y a eu un très gros travail de vérification en posant des questions piège. Nous avons mis trois mois à nous procurer des cartes d’état-major algériennes, dont la diffusion est interdite en France, pour vérifier point par point le parcours du commando auteur de l’enlèvement. Nous avons d’autres informations, que nous ne donnons pas, pour préserver la vie de ce témoin. J’en sais plus que ce que je dis – sur ses accointances, sur ce qu’il faisait et sur ordre de qui. Je connais la composition du commando et je vois la place qu’il y occupait. Mais si je dis un mot de trop sur lui, demain, il a une balle dans la tête. Si la justice française lui donnait un statut protégé, il parlerait davantage. Il aurait des chances d’être mis en cause et de faire de la prison. Mais il ne m’a pas donné l’impression de se rendre compte de la gravité de ses actes.

> Est-ce lui qui est venu frapper à votre porte ou vous qui êtes allé le chercher ?

Aucun des deux. Et c’est ce qui a pesé dans la balance de leur crédibilité. Lui, comme les autres témoins, sont des personnes qui ont contacté des organisations des droits de l’Homme, et pas forcément pour parler des moines au départ : « Rachid » avait des choses à dire sur le Groupe islamique armé, Karim Moulay, ex-membre de la sécurité militaire, voulait parler de l’assassinat d’un recteur de la faculté en 1994. Si quelqu’un était venu me voir pour cette enquête, je me serais méfié. J’ai toujours peur qu’ « on » m’envoie un faux témoin, et qu’« on » me glisse des peaux de banane sous les pieds.

> Dans votre documentaire, les ex-membres de la sécurité militaire parlent à visage découvert. Cela peut alimenter des doutes sur leur sincérité.
S’ils parlent sans se cacher, c’est pour sortir de ce système étouffant. Le printemps arabe les incite à le faire davantage : ils espèrent que les choses vont tourner. A un moment, ils ont vécu tellement de crimes, qu’ils se disent : « c’est trop ». Ils ont fui il y a plusieurs années en Europe et il faut bien comprendre qu’ils ont tout perdu : leurs familles, leurs amis. Donc, ils n’ont aucun intérêt à témoigner, si ce n’est pour se mettre en danger de mort. Karim Moulay est réfugié en Ecosse et il existe un risque qu’il soit assassiné, même si les autorités britanniques veillent de près à ce qu’il ne lui arrive rien. Moulay annonce la sortie d’un livre dans lequel il pourrait donner les noms des quatre qui auraient fait partie du commando d’élimination des moines. Le juge français Marc Trévidic (chargé de l’instruction) peut entendre ce témoin qui souhaite parler à la justice.

> Des islamistes peuvent avoir intérêt à salir l’armée algérienne…
Non. Il y a eu des lois d’amnistie après la guerre. Benhadjar par exemple, l’ex-chef islamiste de la région de Tibhirine qui témoigne dans cette enquête, vit aujourd’hui tranquillement à Médéa. Il a toujours dit que de vrais islamistes faisaient partie du commando qui a enlevé les moines. Il ne cherche pas à dédouaner son camp.

> Nous sommes en 2011. Les moines ont été assassinés il y a plus de quinze ans et on ne connaît toujours pas avec certitude les vrais responsables. Pourquoi la recherche de la vérité est-elle aussi longue?
Cela ne devrait pas être aux journalistes de creuser pour retrouver les coupables. Notre travail est une enquête journalistique qui n’est pas une vérité judiciaire. Nous ne sommes pas là pour dire que tel ou tel témoin a raison, mais qu’il est nécessaire que, pour ceux qui ne l’ont pas encore été, ces témoins soient entendus par la justice d’une manière honnête. Dans cette affaire, la justice française n’a pas enquêté avant 2003, quand une famille des moines et Armand Veilleux, ex-procureur général des Trappistes, ont porté plainte. Cela fait quinze ans que la France officielle protège les assassins de Tibhirine. Pourquoi? Je ne peux pas répondre à cette question. Je peux simplement faire des suppositions. Une coopération étroite existait entre les services français et algériens pendant la « sale guerre » pour une bonne raison : lutter contre islamistes – ce qui a été en partie efficace. Quand la France s’est aperçue que les services algériens eux-mêmes avaient pu organiser des attentats ou opérations pour faire pression sur elle, on a préféré couvrir cette affaire de Tibhirine d’un voile pudique… Le résultat, c’est que l’ensemble des Algériens portent indistinctement ce crime. Souvenons-nous de ce que le prieur de Tibhirine, Christian de Chergé, avait écrit dans son Testament spirituel : « Je ne vois pas comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre ». Quand un crime est commis, les personnes impliquées doivent répondre de leur crime.

Entretien réalisé par Nicolas Ballet (nicolas.ballet@leprogres.fr)

> Pour aller plus loin, notre dossier sur Tibhirine (mars 2011), avec le témoignage du frère Jean-Pierre, dernier moine rescapé du drame

> NOTE
« Le crime de Tibhrine» : un documentaire de Jean-Baptiste Rivoire diffusé ce lundi 19 septembre à 22h35 sur Canal + (en crypté). Cette enquête paraît jeudi 22 septembre sous le même titre aux éditions La Découverte (328 pages, 20 euros).

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