Le dernier livre de Nicolas Beau et Catherine Graciet, « La régente de Carthage. Main basse sur la Tunisie. », risque de faire l’effet d’une bombe à Tunis. Les deux journalistes y expliquent, avec menus détails, comment « la présidente », Leïla Trabelsi, l’épouse du président Zine el-Abidine Ben Ali, aurait réussi, à la tête de son clan familial, à faire « main basse » sur des pans entiers de l’économie tunisienne.
Leïla Trabelsi avait demandé l’interdiction de ce livre au Tribunal de grande instance de Paris. Le livre comportant, selon elle, « des passages diffamatoires et d’autres injurieux » à son encontre. Elle a finalement été déboutée le 30 septembre, et condamnée à verser 1500€ à la maison d’édition du livre. Le tribunal avait notamment considéré que celle-ci « n’a pas respecté dans son assignation l’obligation qui pèse sur elle d’indiquer les textes de loi applicables à la poursuite ». Un comble pour une « diplômée en droit »…
Le livre est donc disponible en librairie, en 18 000 exemplaires, depuis le 1 octobre et ne manquera certainement pas d’être un succès commercial. Rappelons que le livre “Notre ami Ben Ali” du même Nicols beau, coécrit avec Jean-Pierre Turquoi, s’était vendu comme des petits pains et même réédité. Les services consulaires tunisiens des pays où le livre était en vente, avaient reçu l’ordre d’en acheter le plus d’exemplaire possible.
Considérant le fait que le livre est déjà interdit en Tunisie et les difficultés que la plupart des tunisiens vivant en Tunisie connaitront pour se le procurer, nous avons décidé d’en publier des larges extraits. Nous commençons par le deuxième chapitre qui revient sur l’irrésistible ascension de Leila Trabelsi épouse Ben Ali…
Une fulgurante ascension
Qui est Leila Trabelsi ? La fille facile, voire l’ancienne prostituée, que décrivent volontiers les bourgeois tunisiens ? La courtisane Issue d’un milieu modeste et prête, pour réussir, à quelques arrangements avec la morale ? Ou encore la jeune femme indépendante et ambitieuse dont les rencontres amoureuses favorisèrent une fulgurante ascension sociale ? Il est fort délicat, comme on l’a vu, de retracer sa biographie tant la rumeur le dispute aux faits. Et, pour ne rien arranger, il existe en Tunisie, aussi incroyable que cela puisse paraitre – et ce que beaucoup ignorent -, deux Leila Trabelsi.
Le secret des deux Leila
Le nom de Trabelsi étant très répandu au pays du jasmin, rien d’étonnant à ce que Leila Trabelsi ait une homonyme. Mais la véritable surprise, la voici : les deux Leila gravitent, dans les années 1980, dans des milieux comparables, des salons de coiffure aux antichambres du ministère de l’Intérieur. Leurs parcours sont parallèles, leurs destins croisés. Dont les amalgames et les confusions qui vont polluer encore un peu plus la biographie tenue secrète de l’épouse du général Ben Ali.
La seconde Leila Trabelsi a débuté sa carrière avec plus d’éclat que l’actuelle première dame. Au début des années 1980, cette femme séduisante tenait le salon de coiffure Donna, sur la route de La Soukra. Toutes les dames de la bonne société fréquentaient l’endroit. Est-ce là que Leila bis se fit quelques relations au sein du pouvoir ? Et qu’elle commença à travailler pour le ministère de l’Intérieur ? En tout cas, elle va jouer alors, pour le compte des services secrets, le rôle d’une Mata-Hari. Grace à ses charmes, salon de bonnes sources, elle s’est introduite dans les milieux libyens.
A l’époque, le colonel Kadhafi avait fort mauvaise réputation en Tunisie. Forte de ses pétrodollars et des ardeurs guerrières de son « guide », la Libye faisait peur aux dirigeants tunisiens. Surtout après les événements du 27 janvier 1980, lorsqu’une quarantaine de Tunisiens entrainés en Libye tentèrent de s’emparer de Gafsa, au sud du pays. L’attaque échoua, mais de nombreuses condamnations à mort furent prononcées. D’où la surveillance incessante que le régime de Bourguiba, aide notamment par les services secrets français, exerça ensuite sur ce voisin menaçant.
Les Libyens avaient – et ont toujours – la fâcheuse tendance à considérer les femmes libérées par Bourguiba comme des femmes faciles. La Tunisie, dans l’imaginaire de certain d’entre eux, serait un lieu de perdition, à la façon du Liban pour les gens du Golfe. L’attrait qu’exerce le pays des tentations n’a pas échappé aux flics de Tunis, qui ont souvent poussé dans les bras des amis de Kadhafi quelques belles espionnes. Certaines mauvaises langues vont jusqu’a prétendre que Leila Trabelsi bis avait, au départ, travaillé pour le compte du régime libyen, avant d’être retournée par les services tunisiens. Hypothèse plausible : elle est née en Libye et elle possède le double passeport. Son nom, Trabelsi, signifie « originaire de Tripoli ».
En tout cas, elle avait ses entrées au ministère de l’Intérieur et fit connaissance, dans ces années-la, de tous les grands flics tunisiens, y compris le général Ben Ali. Ces accointances expliquent qu’elle soit devenue, à la fin des années 1980, la maitresse de Mohamed Ali Mahjoubi, surnommé Chedly Hammi par le premier cercle de ses amis. Ce haut fonctionnaire devait devenir le premier directeur de la sûreté du président Ben Ali, puis son secrétaire d’Etat à la Sécurité. Mais Chedly et sa Leila bis dérangeaient. La future présidente, elle, n’était pas encore officiellement mariée elle n’était que la maitresse de Ben Ali. Comment supporter ce double qui lui renvoyait sa condition de femme illégitime ? Et comment accepter ce miroir déformé de son propre passé ? Le président Ben Ali insista alors auprès de Chedly Hammi pour qu’il cessât toute relation avec sa maitresse. Après le refus de ce dernier, l’histoire tourna mal.
En 1990, le secrétaire d’Etat et sa douce sont arrêtés, jetés en prison et condamnés pour « intelligence avec Israël ». Le successeur de Chedly Hammi au secrétariat d’Etat à la Sécurité, Ali Ganzaoui, un protégé de la présidente, fait le siège des services français. Il lui faut à tout prix que ces derniers lui fabriquent les preuves de cette coopération avec les Israéliens. Dans les fameux carnets du général Philippe Rondot, conseiller spécial en France des ministres de la Défense successifs, figurent effectivement à cette époque des rendez-vous avec Ganzaoui. « Je ne peux rien faire pour lui, confiait le général Rondot à l’un de ses contacts tunisiens, cette histoire d’espionnage pour les israéliens est totalement inventée. »
Deux ans plus tard, Chedly Hammi sort de prison. Ben Ali le fait venir au palais de Carthage. « Je suis désolé, lui dit-il, on m’avait induit en erreur ». Il n’empêche que la seconde Leila, elle, a disparu dans les sables du désert. Personne, à Tunis, n’a plus de nouvelles d’elle. La triste vie de l’homonyme de Leila y est devenue un sujet taboo.
De l’agence de voyages au secrétariat de direction
Née en 1957 dans une modeste famille nombreuse, la future épouse du général Ben Ali a grandi à Khaze¬nadar, près du Bardo à Tunis. D’autres se souviennent que la famille Trabelsi a vécu à El Hafsia, un des quartiers les plus délabrés de la Medina. Son père vendait des fruits secs et sa mère élevait les onze enfants. Avec le brevet en poche, la jeune Leila entre à l’école de coiffure de la rue de Madrid. Elle fit ses premières armes « Chez Wafa » une coiffeuse de la place Barcelone. En 1975, à dix-huit ans, elle rencontra un certain Khelil Maaouia, alors patron de l’agence Avis sur la route de l’aéroport. Folle amoureuse, elle se maria, avant de divorcer trois ans plus tard – Mon mari passe son temps à la chasse, se plaignait-elle, il ne s’occupe pas de moi. »
C’est l’époque oû Leila a été embauchée à l’agence Voyage 2000. Son propriétaire, Omrane Lamouri, possédait également, aux environs de Tunis, l’Hôtel des Colombes. L’agence se trouvait au cœur de la capitale à l’Immeuble central, une galerie marchande à deux pas de l’ambassade de France. Leila découvrit le milieu des hommes d’affaires, voyagea un peu, s’ouvrit au vaste monde. Femme indépendante, elle roulait déjà dans une petite Renault 5. Elle sortait beaucoup et ses amies de l’époque en parlent avec sympathie, disant d’elle qu’elle était toujours disponible pour faire la fête ou alter à la plage. Ce qui lui vaudra, dans la Tunis populaire, le surnom de « Leila Gin », en raison de son gout supposé pour cette boisson alcoolisée. En règle générale, Leila est toujours restée discrète sur ses relations amoureuses.
A ses heures perdues, elle se livre alors quelquefois à des petits trafics douaniers entre Paris et Rome. Une initiative qui lui permet d’arrondir ses fins de mois et de briller devant ses copines aux revenus plus modestes. Hélas, elle se fait prendre un jour la main dans le sac et se voit retirer son passeport. Elle en appelle à une puissante relation, Tahar Mokrani, un des piliers de la création, lors de l’indépendance, du ministère de l’Intérieur. Ce dernier intervient. Serait-ce à cette occasion que Leila aurait été revue par Ben Ali, directeur de la Sûreté de décembre 1977 à avril 1980 ? Selon plusieurs témoignages que nous avons recueillis, ce serait le cas. De toute façon, cette première rencontre n’aura guère de suite. En janvier 1980, les événements de Gafsa vont être fatals pour le directeur de la Sûreté, accusé de négligence. Le général Ben Ali est relégué en Pologne comme ambassadeur.
La rencontre qui va véritablement bouleverser la vie de Leila Trabelsi est celle de Farid Mokhtar. Cultivé, féru d’art, animant le Club africain de foot de Tunis, le concurrent de L’Esperance sportive de Tunis, cet industriel dirigeait la Société tunisienne des industries laitières (STIL), une grande entreprise d’Etat. Enfin, il était le beau-frère de Mohamed Mzali, alors Premier ministre. Grâce à Farid, Leila fut embauchée comme secrétaire de direction à Batimat. Cette société était une des innombrables filiales de ta Société tunisienne de banque, alors présidée par l’oncle de Farid, Hassan Belkhodja, qui fut un proche de Bourguiba et le premier ambassadeur à Paris de la jeune République tunisienne, avant de devenir ministre puis banquier. On se retrouvait très loin du monde de l’école de coiffure et de l’agence de voyages. En compagnie de Farid Mokhtar, la jeune Leila va découvrir la bonne société de Tunis.
Climat de terreur à Tunis
Leur liaison durera trois ou quatre ans, jusqu’à ce que Farid y mette un terme. En 1984, le général Ben Ali rentre de son exil en Pologne. Très épris de Leila, qu’il revoit rapidement, il l’installe dans une confortable villa sur la route de La Soukra. Elle cesse toute activité et vit dans l’ombre de Ben Ali, nommé ministre de l’Intérieur par le Premier ministre Mohamed Mzali. Tous deux nourrissent désormais les mêmes ambitions. « Sois patience, nous serons bientôt au palais de Carthage », lui dit-il un jour, alors qu’il doit la quitter pour un rendez-vous urgent.
C’est l’époque où les relations se tendent dans l’entourage de Mohamed Mzali entre clans rivaux. Le premier comprend l’épouse de Mzali, son beau-frère Farid Mokhtar et quelques ministres. Le second clan est animé par le proche conseiller de Mzali et ministre de la Fonction publique, Mezri Chekir, originaire de Monastir comme Bourguiba, à ses cotés, le ministre de l’Intérieur, ainsi que les frères Kamel, Raouf et Slaheddine Eltaief, fideles entre tous à Ben Ali. Ces cousins éloignés du président tunisien ne lui ont jamais ménagé leur soutien. Le plus politique, Kamel, aura été du haut de son mètre soixante le principal artisan de la carrière de Ben Ali. C’est lui qui, en 1984, est parvenu à le faire revenir de son exil en Pologne, grâce notamment à ses liens avec Mezri Chekir.
Très vite, Farid Mokhtar se sent menacé par Ben Ali. Et il a raison ! Est-ce en raison de son appartenance à un clan opposé ? De sa liaison passée avec Leila ? Ou des deux ? En tout cas, Ben Ali prépare un dossier de corruption contre lui. Le climat se gâte. En mai 1986, une réunion du Parti Socialiste Destourien a lieu à Ras Djebel, près de Bizerte. Farid décide de s’y rendre. À 3 heures du matin, Mohamed Mzali reçoit un coup de fil à son domicile. À l’autre bout du téléphone, Ben Ali lui-même : « Monsieur le Premier ministre, votre beau-frère a eu un grave accident de voiture, il a été hospitalisé sur la route de Bizerte. » Deux heures plus tard, nouvel appel du ministre de l’Intérieur au Premier ministre : « Farid Mokhtar est décédé. »
Le lendemain, Mohamed Mzali se rend, comme chaque jour, auprès de Bourguiba. « À quelque chose malheur est bon, on s’apprêtait à arrêter votre beau-frère pour lui demander des comptes sur sa gestion de la STIL », explique le chef de l’Etat à son Premier ministre. Dans l’entourage de l’ancien amant de Leila, personne aujourd’hui ne croit à un accident. Ce jour-la, ce n’était pas son chauffeur habituel qui conduisait Farid à Bizerte. Après l’accident, celui-ci a été conduit dans un hôpital spécialisé pour les maladies pulmonaires, totalement inadapté à son état. Enfin, lors de l’enterrement, le général Ben Ali ne prendra pas la peine de présenter ses condoléances à l’épouse de Mohamed Mzali, sœur de Farid Mokhtar.
Les sept familles qui pillent la Tunisie
Dans les années qui suivent l’accession au pouvoir de Ben Ali, les proches du pouvoir font des affaires juteuses. Mais personne ne prétend au monopole sur l’ensemble des transactions et des commissions les clans familiaux se taillent de belles parts d’un gâteau qu’ils se divisent entre eux.
Pour les trois frères Eltaief, issus comme Ben Ali d’une famille originaire de Hammam Sousse, le 7 novembre 1987 est un jour Béni. Kamel Eltaief joue dès lors le rôle de « président bis » recevant chaque matin, dans les bureaux de la rue de Beyrouth au cœur de Tunis, les principaux ministres du gouvernement. Dans son sillage, ses deux frères font des affaires. La famille Ben Ali bénéficie également de quelques prébendes. Pas un frère, pas une sœur du nouveau président qui ne reçoivent une petite gâterie. Moncef, le frère préféré, se lance dans le trafic de drogue et laissera, dit-on, 4 millions de dinars de dettes auprès des banques. Kaïs Ben Ali, le fils du frère aîné, s’octroie le monopole des alcools à Sousse et fait main base sur le free-shop de Monastire.
Les trois filles issues du premier mariage de Ben Ali avec Naima Kefi ne sont pas oubliées. L’aînée, Dorsaf, épouse Slim Chiboub. L’avènement de son beau-père au palais de Carthage est pour lui pain bénit : fils d’un simple greffier, « Monsieur gendre » jouit d’un traitement de faveur dans l’attribution des terrains et des marchés. Ainsi bénéficie-t-il de gros marchés pharmaceutiques et de beaux terrains – qui lui seront repris plus tard. Slim Chiboub est connu pour ses appétits démesurés. Les patrons de la chaîne de grandes surfaces Auchan vont ainsi reculer devant ses exigences et renoncer à s’installer en Tunisie. En revanche, Slim Chiboub réussira en 2001 à installer un hypermarché Carrefour sur un terrain, sis à La Soukra, que les domaines de l’Etat lui ont rétrocédé à un prix symbolique. De 1989 à 2004, le gendre du président présidera également aux destinées de L’Esperance sportive de Tunis (EST).
La dernière fille, Cyrine, épouse en 1996 Marouane Mabrouk. Lui hérité de la concession de Mercedes Tunis et elle prend la haute main sur le Net en Tunisie. Et Dieu sait si le secteur, totalement fliqué, est sensible ! Un centre du ministère de l’Intérieur à Salambo, dans la banlieue de Tunis, traque le moindre message non autorisé. Les Mabrouk se voient également attribuer le logement de fonction traditionnellement attribué au directeur de la sûreté nationale, une splendide villa du quartier chic du Belvédère. La troisième fille, Ghazoua, mariée à Slim Zarrouk, bénéficiera également de quelques faveurs, notamment à l’occasion de la privatisation de certaines entreprises publiques (comme la Société nationale d’élevage de poulets, acquise à bon compte à la fin des années 1990 par Slim Zarruk, puffs revendue au prix fort)…
Dans un libelle qui circule en 1997-1998 sous le manteau à Tunis, il est question des sept familles qui pillent la Tunisie. Ce document fort bien informé décrit le fonctionnement des clans familiaux autour de Ben Ali qui se partagent entre amis les terrains, les contrats et les usines. L’opposition, au début des années 1990, de cette garde rapprochée du président à l’arrivée de tout nouvel intrus. Kamel Eltaief et Slim Chiboub s’opposent ainsi résolument aux projets d’union de Ben Ali avec Leila.
Hélas pour eux, les noces ont lieu en 1992. Peu après, Kamel Eltaief a voulu braver la nouvelle présidente et faire de la circoncision de son fils un événement mondain – car Ben Ali et Leila n’avaient pas encore de progéniture male. Résultat, plusieurs hommes publics qui avaient commis l’erreur d’accepter cette invitation ont été immédiatement limogés : le ministre de la Sante, le directeur du Tourisme, le président de Tunis Air se retrouvèrent au chômage. Le règne de Leila au palais de Carthage débutait. En 1996, les locaux de Kamel Eltaief, dans la zone industrielle de La Soukra, furent incendiés par une vingtaine d’individus masqués. Le pouvoir le soupçonnait d’y entreposer des dossiers compromettants sur les turpitudes de Leila. Officiellement, l’enquête de police n’a pas permis de connaitre l’origine de l’incendie. Depuis, Kamel Eltaief n’a plus jamais été reçu au palais de Carthage. Seuls ses liens anciens avec les Américains le protègent d’un mauvais coup.
Un boulevard pour les Trabelsi
Pendant les quatre années qui ont suivi le mariage en 1992 de Leila avec Ben Ali, le clan Trabelsi s’est fait relativement discret. A partir de 1996, leurs appétits se manifestent de manière plus ostensible et vont progressivement sonner le glas des ambitions des Eltaief, Mabrouk ou Chiboub. Cette année-la, le frère aîné et bien-aimé de Leila, Belhassen, met la main sur la compagnie d’aviation qui va devenir Karthago Airlines. C’est lui qui devient le pivot des affaires financières de la famille, comme on le verra dans le chapitre 4.
Le verrouillage commence, car les Trabelsi ne sont pas partageurs… Pas un secteur qui ne leur échappe ; pas une transaction avec un groupe étranger dont ils ne sont parties prenantes ; pas un beau terrain, ou presque, sur lequel ils n’ont des vues. Et personne, dans le clan, n’est oublié ! Après Belhassen, Moncef ! Cet ancien photographe de rue a connu une belle carrière. Dans le passé, la Société tunisienne de banque lui a consenti un crédit pour devenir agriculteur. Son premier fils, Houssem, a crée une association, la Jeunesse musicale de Carthage, qui a la réputation de ne pas honorer ses contrats. Le deuxième, Moez, et le troisième, Imed – le neveu préféré de Leila -, ont eu a partir de 2008 de serieux ennuis avec la justice française dans la fameuse affaire des yachts volés (voir infra, chapitre 5). A Tunis, Imed fait la loi. D’un coup de fil, il peut faire embastiller un adversaire ou au contraire libérer un trafiquant. Personne ne se risquerait à s’opposer frontalement à ce protégé du palais.
Une des sœurs, Djalila, est devenue la reine des buvettes, qu’il s’agisse de celle de l’école HEC à Carthage ou de celle de l’Ecole nationale d’architecture. Son époux, El Hadj, qui possédait un kiosque à essence, est devenu entrepreneur dans l’immobilier. Un de ses immeubles est loué au ministère des Transports, qui a été contraint de lui signer un bail avantageux.
Beaucoup de ces coups tordus se font sans l’aval du président. En 2002 encore, Ben Ali tentait de maintenir un semblant d’ordre. Ainsi, cette année-la, réunissait-il les principaux membres de la famille Trabelsi : « Si vous voulez de l’argent, soyez au moins discrets. Trouvez des hommes de paille et des sociétés écrans. » En d’autres termes, professionnalisez-vous !
Un conseil qui ne semble guère avoir été suivi, comme on le verra dans les chapitres suivants. Arbitre impuissant, le président tente parfois de taper du poing sur la table. Ainsi, en 2006, des industriels se plaignent des produits de contrefaçon importés de Chine avec la bénédiction des Trabelsi. Lors d’un conseil des ministres, le président interpelle le ministre du Commerce et de l’Artisanat, Mondher Znaidi : « Alors, Monsieur le ministre, j’entends dire que des containers de contrebande arrivent de Chine ? — C’est-à-dire, lui répond l’autre, je ne suis pas au courant, les douanes dépendent du ministère des Finances. » Pas question de prendre le moindre risque de contrarier Madame la présidents…
Le parcours de Foued Cheman, fils d’un grand industriel du textile et multimillionnaire, est exemplaire de ce gâchis. Voici une des grandes figures du monde patronal obligée, en 2004, de prendre le chemin de l’exil forcé vers les Etats-Unis, avec son épouse et ses deux enfants.
Dès l’arrivée de Ben Ali, Slim Chiboub, un des gendres, convoite le secteur de la friperie que les Cheman dominaient jusque-là. Tout va être fait pour décourager l’héritier de cette vielle famille : corruption d’un de ses associés, convocations répétées, gardes à vue, parodies de procès. Foued Cheman se retire dans la somptueuse villa qu’il s’est fait construire sur la corniche de Sidi Bou Said. Après l’assaut des Chiboub, les attaques des Trabelsi. Très vite, Leila a des vues sur la belle demeure des Cheman, où elle installerait volontiers sa fille Nesrine. Des envoyés du palais viennent lui demander de vendre son bien à une « amie de la présidente ». Pas question, répond l’industriel. Mal lui en prend. Le fisc le condamne à payer une amende record de 2 millions d’euros. Foued Cheman décide alors de s’exiler aux Etats-Unis, non sans avoir loué sa maison à l’ambassadeur d’Irak, avec la bénédiction de l’ambassade américaine.
Sa capacité de nuisance est réelle ; il est le gendre de Mustapha Zaanouni, ancien ambassadeur et ancien ministre, toujours conseiller auprès de l’ONU. Depuis Washington, il menace de lancer des campagnes contre le régime, si ses ennuis ne cessent pas. Résultat : les poursuites vont cesser contre lui et les amender fiscales se perdre dans les sables.
Certain notables tunisiens, qui voient rétrécir de jour en jour leurs marges de manœuvre, sont en tout cas en train de passer de l’exaspération à la résistance. Ce qui fait dire à un diplomate français, qui a vécu longtemps en Tunisie et connait parfaitement le sérail local : « Dans la succession de Ben Ali qui s’annonce, la bourgeoisie de Tunis ne veut pas d’une solution familiale. » Et donc pas d’une régente nommée Leila…
* La régente de Carthage. Main basse sur la Tunisie. Ed. La Découverte, 177 p, 13€, p36-p46
Extraits mis en ligne par www.nawaat.org avec l’aimable autorisation de l’éditeur.
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