par Daniele Ganser*
S’il est un secret bien gardé en France, c’est celui de la sanglante guerre que les services secrets anglo-saxons ont conduit durant soixante ans à Paris pour maîtriser la vie politique nationale. En révélant les péripéties de cet affrontement historique, l’historien suisse Danièle Ganser souligne le rôle du gaullisme dans le projet national français : d’abord soutenu par la CIA pour revenir au pouvoir, Charles De Gaulle parvient à un consensus politique avec ses anciens camarades résistants communistes à propos de la décolonisation, puis chasse l’OTAN. Il s’ensuit un conflit interne dans les structures secrètes de l’État ; conflit qui se poursuit encore.
L’invasion et l’occupation de son territoire par l’armée allemande pendant la seconde guerre mondiale demeure le plus grand traumatisme de l’histoire moderne de la France. Le 14 juin 1940, Paris tombait entre les mains des nazis. Tandis que les sympathisants de l’extrême droite au sein de l’armée et des élites politiques, partisans du maréchal Philippe Pétain, pactisaient avec l’occupant et installaient un gouvernement de collaboration à Vichy, le général Charles de Gaulle se réfugia à Londres et déclara aux Français qu’il représentait l’unique gouvernement légitime de la France. De Gaulle insista pour que continue la guerre contre l’occupant. Afin de collecter des renseignements, d’assurer la liaison avec les mouvements de résistance locaux et d’organiser des opérations de sabotage en territoire ennemi, il fonda à Londres le Bureau Central de Renseignement et d’Action. Les agents du BCRA étaient parachutés au-dessus de la France pour effectuer leurs missions clandestines au prix de nombreuses vies. Dans ses missions, son entraînement et son équipement, le BCRA, qui fut dissous avant la fin de la guerre, préfigurait l’armée secrète française à laquelle il donna de nombreux combattants. Après le débarquement allié de Normandie le 6 juin 1944 et la libération de la France par les Américains, le général de Gaulle fit une entrée triomphale dans Paris et prit la tête de l’État. Le maréchal Pétain qui avait collaboré avec Hitler fut condamné à mort avant d’être gracié et emprisonné à vie.
Avec la fin de la seconde guerre mondiale naquit la IVe République Française (1946-1958), caractérisée par une instabilité politique et militaire et par les luttes d’influence entre les différents partis. [1] À gauche, le parti communiste français (PCF) jouissait d’une grande popularité, due notamment à son rôle dans la Résistance sous le régime de Vichy : « Le PCF avait acquis un prestige immense et une sorte d’autorité morale pour avoir été le fer de lance de la Résistance (...) son patriotisme était incontesté ». [2] À droite, les collaborateurs de Vichy au sein de l’armée et des milieux industriels et d’affaires ne supportaient pas l’idée de voir la France tomber sous la coupe du communisme, que ce soit par un coup d’État ou par une victoire du PCF lors d’élections démocratiques. Mais surtout, les États-Unis et la Grande-Bretagne étaient fermement opposés au PCF qu’ils considéraient comme inféodé à Moscou. C’est pourquoi, à l’instar de ce qui arriva en Italie, une guerre secrète fut aussi menée en France après 1945, opposant les membres du PCF et des syndicats de gauche d’une part et la CIA et des éléments des appareils politique, militaire et policier français d’autre part.
« Tout d’abord, ils [la CIA] cherchent à empêcher la gauche d’accéder au pouvoir et surtout à éviter que les communistes entrent au gouvernement. Pour la CIA c’est évidemment la priorité des priorités, et cela vaut pour tous les pays de l’Alliance Atlantique », expliqua un jour l’ancien agent de la CIA Philip Agee. [3] En effet, dans aucun pays d’Europe, à l’exception de l’Italie, les communistes n’étaient aussi influents que dans la France d’après-guerre. Washington redoutait que Moscou n’ordonne au PCF de s’emparer du pouvoir par un coup d’État. Toutefois, Staline n’encourageait pas les communistes français dans cette voie et, bien que parmi les plus jeunes, d’entre eux certains rêvaient d’un destin plus épique, l’ancienne et institutionnelle direction du PCF n’envisageait pas de prendre le pouvoir par la force. Ses membres devinaient à raison qu’ils perdraient ainsi leur légitimité, s’ils n’étaient pas tout simplement balayés par l’armée états-unienne, qui était encore stationnée en France au lendemain de la libération. Le PCF avait plus à gagner à se conformer aux procédures démocratiques.
De Gaulle avait nommé deux ministres communistes dans son nouveau gouvernement et était parvenu dans le même temps, en novembre 1944, à convaincre les mouvements de résistance communistes de rendre les armes en échange de la promesse d’élections démocratiques et équitables. Les municipales du printemps 1945 se soldèrent par une victoire du PCF qui s’assura 30 % des voix. Les deux autres partis en course, le nouvellement fondé Mouvement Républicain Populaire et les socialistes français arrivèrent deuxième et troisième, recueillant respectivement 15 et 11 % des suffrages. Cette tendance se confirma lors des premières élections nationales du 21 octobre 1945 où, avec 26 %, le PCF obtint 160 sièges à l’Assemblée Constituante, contre 142 pour les socialistes (24 %), le MRP arrivait dernier avec 23,6 %. Ensemble, les deux partis de gauche détenaient une courte majorité.
Malgré la victoire sans appel du PCF et les promesses qu’il avait faites, de Gaulle refusa de confier les ministères-clés de son gouvernement aux communistes. Ceux-ci protestèrent vigoureusement en ne se voyant attribuer que 4 portefeuilles : l’Économie, l’Armement, l’Industrie et le Travail, le secrétaire général du PCF Maurice Thorez étant nommé ministre d’État. Les communistes usèrent de leur tribune au Parlement pour dénoncer la guerre que menait alors la France pour reconquérir l’ancienne colonie d’Indochine. Lors d’un débat à l’Assemblée nationale, la parlementaire Jeannette Vermeersch affirma que, dans les villages embrasés du Vietnam, les soldats français « se rendaient coupables des mêmes atrocités » que les nazis quelques années seulement auparavant. Cette remarque provoqua un tollé dans l’hémicycle et le Président lui répondit en ces mots : « Madame, je vous le dis poliment (...) c’est une injure intolérable que vous faites à cette Assemblée et à la Nation ! » Comme Vermeersch insistait, il lui déclara : « Madame, je n’aurais jamais cru qu’une femme fût capable d’une telle haine ». Ce à quoi Vermeersch répliqua :« Oui, je ressens de la haine quand je pense aux millions de travailleurs que vous exploitez. Oui, je hais la majorité de cette Assemblée ! » [4].
Les membres conservateurs de la société française furent très inquiets du radicalisme du PCF et outrés lorsque les communistes, en réaction à leur faible représentation au sein du gouvernement, firent deux propositions de lois, l’une visant à limiter les pouvoirs de l’exécutif, l’autre à réduire le budget de la Défense de 20 %. L’adoption de ces deux lois par le Parlement à majorité communiste conduisit de Gaulle à présenter solennellement sa démission, le 20 janvier 1946. Mais la lutte pour le pouvoir se poursuivit, le PCF proposant un partage des ministères entre communistes et socialistes, ce qui n’aurait été qu’une juste conséquence de l’opinion exprimée démocratiquement par les Français dans les urnes. Cependant les socialistes s’y refusèrent. Ils comprenaient clairement que la France, à l’instar de l’Italie, ne jouissait à l’époque que d’une souveraineté limitée, et que les USA n’auraient pas accordé à un régime gauchiste le Plan Marshall de relance économique dont le pays avait tellement besoin.
La position de la Maison-Blanche s’opposait de plus en plus avec la volonté exprimée démocratiquement par le peuple français qui plébiscita une fois de plus le PCF lors des élections nationales de 1946, lui offrant le meilleur score de son histoire, 29 %, tandis que le MRP et les socialistes accusaient, eux, un léger recul. La tentation et l’influence du communisme en France demeuraient une réalité. En termes d’importance, le PCF n’avait qu’un seul équivalent dans toute l’Europe de l’Ouest : le puissant PCI en Italie. En Suisse, le parti communiste avait été déclaré illégal, son homologue britannique n’était qu’une petite cellule placée sous la domination du parti travailliste tandis qu’en Belgique, si les communistes étaient comparativement plus influents ils n’occupaient que des postes mineurs au gouvernement. Le PCF, quant à lui, revendiquait près d’un million de membres. Son organe central, L’Humanité, était, avec son édition Ce Soir, le journal le plus lu en France, et le parti contrôlait les principales organisations de la jeunesse (y compris l’« Union des Jeunesses Républicaines ») ainsi que les plus grands syndicats de travailleurs (notamment la Confédération Générale du Travail, CGT).
L’ambassadeur états-unien à Paris, Jefferson Caffery, un anticommuniste fervent, envoyait, semaine après semaine, des rapports toujours plus alarmant au Président Truman. Washington et les services secrets étaient convaincus de la nécessité de livrer une guerre secrète afin de défaire le PCF. Le 26 novembre 1946, le général Hoyt Vandenberg, directeur du CIG (future CIA), adressa à Truman un mémorandum l’avertissant que sa puissance permettrait au PCF de prendre le pouvoir dès qu’il le déciderait : « En excluant la possibilité qu’un gouvernement puisse être formé sans la participation des communistes, l’ambassadeur Caffery soutient (...) que les communistes ont acquis assez de poids pour s’emparer du pouvoir quand ils jugeront opportun de le faire ». Vandenberg soulignait que, d’après les services de renseignement états-uniens, le PCF n’avait toutefois pas l’intention d’accéder au pouvoir par un coup d’État. « Leur renoncement à s’emparer du pouvoir par ce moyen s’explique par le fait (1) qu’ils préfèrent y parvenir par des moyens légaux et (2) que ce serait contraire à la politique actuelle du Kremlin. » [5]
Le Plan Bleu
À l’initiative des Forces Spéciales états-uniennes et des SAS britanniques, une armée secrète fut bâtie en France sous le nom de code « Plan Bleu », avec pour mission d’empêcher clandestinement le PCF d’accéder au pouvoir. En d’autres termes, le Plan Bleu devait contrer la Menace Rouge. Victor Vergnes, un vétéran de cette armée secrète, se souvient que l’impulsion était venue des Britanniques au lendemain de la guerre. « Je vivais alors à Sète, dans la maison du commandant Benet, un officier du DGER qui avait effectué des missions en Inde. De nombreuses réunions se tenaient dans cette maison à l’époque. » Les SAS, spécialistes des guerres secrètes, prirent contact avec le jeune service de renseignement français, la Direction Générale des Études et Recherches (DGER), et convint avec lui de l’installation d’une armée secrète dans le nord-ouest de la France, en Bretagne. « Un jour », se souvient Vergnes, « après avoir reçu la visite du lieutenant Earl Jellicoe des SAS, il me dit : “On est en train de bâtir une armée secrète, surtout dans la région de Bretagne” ». [6]
Les cellules de cette armée secrète essaimèrent bientôt à l’ensemble du territoire. Elle comptait dans ses rangs de nombreux agents et officiers de la DGER. Il faut signaler que la DGER employa, sous la direction d’André Devawrin, des anciens membres de la Résistance communiste. Aux yeux des agents les plus conservateurs et surtout des États-uniens, leur présence constituait un risque évident pour la sécurité, surtout lorsqu’il s’agissait de missions top secrètes visant les communistes français, comme l’Opération Plan Bleu. La DGER fut donc démantelée en 1946 et remplacée par un nouveau service secret militaire, farouchement anticommuniste celui-là, le SDECE, dirigé par Henri Alexis Ribière. Avec le remplacement de la DGER par le SDECE, c’est une bataille importante de la guerre secrète qui fut perdue par les communistes qui héritèrent d’un adversaire bien plus dangereux. Des anticommunistes formés en Grèce lors de la guerre civile furent recrutés par le SDECE qui marqua ainsi un net virage à droite. « Les Anglo-Américains étaient en contact étroit avec les conspirateurs, surtout avec Earl Jellicoe, qui venait de rentrer d’une campagne anticommuniste en Grèce. » [7].
Pendant que la France était paralysée par des grèves massives à l’initiative des communistes, les agents du Plan Bleu récoltaient secrètement des fonds auprès des riches industriels afin de financer leur guerre secrète. « J’ai rencontré les frères Peugeot dans leurs bureaux », raconte Vergnes sur ses contacts avec l’industrie automobile. « Nous discutions de ce qu’il conviendrait de faire en cas de grèves et d’occupations généralisées des usines. Nous avons travaillé pendant deux mois à l’élaboration d’un plan d’action détaillé. Nous étions divisés en sections et disposions de voitures, de garages et d’hôtels. » [8] Quand eut lieu une grève importante soutenue par le PCF et la CGT aux usines Renault, la tension redoubla dans le pays. Le Premier ministre socialiste Paul Ramadier ordonna un gel des salaires en totale contradiction avec les revendications des travailleurs qui réclamaient de meilleures rémunérations. La situation tournait au bras de fer. Les communistes votèrent contre le gel des salaires proposé par Ramadier tandis que les socialistes tentaient de le dissuader de démissionner, sur quoi, le 4 mai 1947, dans une manœuvre surprenante, il renvoya, en sa qualité de Premier ministre, tous les communistes de son gouvernement. Stupéfaits, ceux-ci prirent la nouvelle sans broncher et acceptèrent ce départ, convaincus qu’il ne pouvait être que temporaire. Cependant, les communistes ne devaient pas réintégrer le Conseil des ministres avant plus de 30 ans. Ce n’est que plus tard que l’on découvrit que Washington était impliqué dans cette manœuvre. « Le général Revers, chef d’état-major, révéla que le gouvernement américain avait fait pression sur Ramadier pour que celui-ci renvoie les ministres du PCF. » En outre, « les socialistes discutaient de la question au préalable avec l’ambassadeur Caffery » qui fit clairement comprendre aux socialistes français que l’aide économique des États-Unis ne serait pas fournie tant que les communistes resteraient au gouvernement. [9]
Un mois après avoir démis les ministres du PCF de leurs fonctions, les socialistes français s’en prirent à la droite et à la CIA et exposèrent au grand jour l’existence de l’armée secrète Plan Bleu. Le 30 juin 1947, le ministre de l’Intérieur socialiste Édouard Depreux leva le secret et annonça à la stupeur générale qu’une armée clandestine de paramilitaires de droite avait été bâtie en France à l’insu de la classe politique et avec pour mission de déstabiliser le gouvernement français. « Vers la fin de l’année 1946, nous avons appris l’existence d’un réseau de résistance brune, composé de combattants d’extrême droite, de collaborateurs de Vichy et de monarchistes », expliqua Depreux. « Ils avaient un plan d’action secret baptisé “Plan Bleu”, qui devait être appliqué vers la fin du mois de juillet ou le 6 août [1947]. » [10].
Selon les déclarations lourdes d’implications du ministre de l’Intérieur, la CIA et le MI6 avaient projeté, en collaboration avec des paramilitaires français, un coup d’État pour l’été 1947. Ces révélations entraînèrent une série d’arrestations et d’investigations. Parmi les conspirateurs interpellés figurait le comte Edmé de Vulpian. Sa propriété de « La Forêt », près de Lamballe, en Bretagne, avait servi de quartier général pour les derniers préparatifs du putsch. Le commissaire chargé de l’enquête, Ange Antonini, y découvrit « des armes lourdes, des ordres de bataille et des plans d’opérations ». Ces documents permirent d’établir que, dans le cadre du Plan Bleu, les conspirateurs, qui cherchaient à détériorer le climat politique déjà tendu en France, avaient planifié des actes de terrorisme dont ils prévoyaient d’accuser la gauche afin de créer les conditions favorables à leur coup d’État, une « stratégie de la tension » déjà pratiquée en Grèce, en Italie et en Turquie. « Ils avaient même prévu d’assassiner de Gaulle afin d’exacerber le mécontentement public », ajoute Roger Faligot, un spécialiste français des services secrets. [11]
Si elles admettent qu’une guerre secrète avait bel et bien été financée en France au lendemain de la guerre, d’autres sources nient formellement la thèse du coup d’État de 1947. « En révélant l’existence du Plan Bleu, Depreux cherchait à atteindre la droite, après avoir déjà porté un coup à la gauche », déclara Luc Robet, qui fut lui-même personnellement impliqué dans la conspiration, en faisant référence au renvoi des ministres communistes du gouvernement le mois précédent. « En outre, c’était une tentative pour affaiblir l’armée française, qui avait tendance à agir de son propre chef. » [12] Étonnamment, l’enquête sur l’implication du SDECE fut confiée au directeur du SDECE lui-même, Henri Ribière. Il conclut que la culpabilité incombait à la CIA et au MI6 qui avaient promu le Plan Bleu, bien qu’ils n’aient apparemment jamais projeté de renverser le régime en place. « Les armes découvertes dans tout le pays avaient été payées par Londres et Washington. Cependant elles avaient été fournies dans le but de résister aux communistes, et non de fomenter un coup d’État », conclurent les enquêteurs. [13]
Sur une suggestion de l’ambassadeur Jefferson Caffery, qui supervisait étroitement la guerre secrète contre le communisme en France, la CIA, suite aux manœuvres qui avaient conduit au départ des communistes du gouvernement fin 1947, visa ensuite la CGT, la colonne vertébrale du communisme français. Dans son mémorandum adressé au Président Truman, le général états-unien Vandenberg soulignait à juste titre que les « moyens d’action [des communistes] par la force ou la pression économique à travers la CGT, comme l’indique l’ambassadeur Caffery, les garantissent principalement contre une exclusion du gouvernement ». [14] La CIA parvint à créer un schisme au sein de la CGT dominée par les communistes, en écartant les modérés de Force Ouvrière, qu’elle finançait, au début des années cinquante, à hauteur de plus d’un million de dollars par an. [15] Cette opération affaiblit considérablement le PCF.
Dernière cible dans cette guerre secrète et non des moindres, la police française subit elle aussi les attaques de la CIA. Après que les ministres communistes eurent quitté le gouvernement, l’ensemble de l’administration fut purgée de ses éléments d’extrême gauche, tandis que des anticommunistes fervents étaient promus au sein des forces de police. Parmi eux, le commissaire Jean Dides, qui avait collaboré avec l’OSS pendant la seconde guerre mondiale, fut nommé à la tête d’une police secrète anticommuniste formée de paramilitaires et dépendant du ministre de l’Intérieur Jules Moch. L’ambassade des États-Unis se réjouit des progrès réalisés et, début 1949, câbla au département d’État qu’afin de « combattre la menace communiste, la France a organisé des cellules de policiers peu nombreux mais efficaces (...) L’Italie est également en train de mettre en place des escadrons de police anticommuniste sous le contrôle du ministre de l’Intérieur Mario Scelba, en faisant appel aux cadres de l’ancienne police fasciste. » [16]
Paix et Liberté
Avec d’autres dirigeants des forces de police anticommunistes engagées dans la guerre secrète en Europe de l’Ouest, Dides participa régulièrement aux réunions de « Paix et Liberté », une structure contrôlée en sous-main par la CIA et conduite par l’anticommuniste français Jean-Paul David. [17] L’historien états-unien Christopher Simpson estime que les unités d’action clandestines telles que « Paix et Liberté » furent fondées et financées par la CIA pendant la guerre froide à raison de « facilement plus d’un milliard de dollars chaque année ». [18] Avec des ramifications dans plusieurs pays européens, « Paix et Liberté » se chargeait de mener les opérations de guerre psychologique en Europe de l’Ouest conçues par la CIA et de répandre les idées anticommunistes en imprimant des affiches, en finançant une émission de radio, en diffusant des tracts et en organisant des manifestations ponctuelles. La branche italienne baptisée « Pace e Liberta » était dirigée Edgardo Sogno et avait son quartier général à Milan. En 1995, l’enquête sur le réseau Gladio permit de découvrir que Paix et Liberté avait agi sous les ordres directs de l’OTAN. Le ministre des Affaires étrangères français Georges Bidault aurait suggéré en 1953, lors d’une réunion du Conseil Atlantique de l’OTAN, que Paix et Liberté procède à une réorganisation des services de renseignement de l’OTAN et serve de base et de moteur à la coordination des actions internationales menées contre le Kominform. [19] Dans son histoire de l’influence des USA sur la France d’après-guerre, Irwin Wall considéra que, aux côtés de Force Ouvrière, « Paix et Liberté représentait le principal exemple d’une organisation anticommuniste populaire promue par la CIA dans la France des années cinquante ». [20]
Rose des Vents
La révélation de l’existence du Plan Bleu et son interruption en 1947 ne mit pas un terme à la guerre secrète contre le communisme. Bien au contraire, le Premier ministre socialiste Paul Ramadier fit en sorte que ses loyaux dirigeants au sein des services secrets militaires ne soient pas éclaboussés par le scandale. Quand la tempête fut passée, fin 1947, il ordonna à Henri Ribière, le directeur du SDECE, et à Pierre Fourcaud, son adjoint, de mettre en place une nouvelle armée anticommuniste secrète sous le nom de code « Rose des Vents », en référence à l’étoile symbole de l’OTAN. Le nom était plutôt bien trouvé car, quand l’OTAN fut établie à Paris en 1949, le SDECE mena sa guerre secrète en étroite collaboration avec l’Alliance Atlantique. [21] Les combattants de l’ombre comprenaient tous que, dans le contexte maritime, la rose des vents est le repère que l’on place sous l’aiguille du compas qui indique le cap et en fonction duquel on effectue les corrections nécessaires si le navire menace de dévier de sa trajectoire.
La coopération secrète s’intensifiant avec les USA, le SDECE ouvrit, en 1951, une antenne à Washington. [22] D’après le plan d’ensemble de lutte contre le communisme en Europe de l’Ouest adopté par la CIA et l’OTAN, l’armée dite Rose des Vents avait pour mission, au sein du SDECE, de localiser et de combattre les éléments communistes subversifs à l’intérieur de la IVe République. De surcroît, elle devait planifier des mesures d’évacuation et fournir une base de repli convenable à l’étranger. Ses hommes étaient formés pour des opérations de sabotage, de guérilla et de collecte de renseignements sous occupation ennemie. Le territoire français était divisé en nombreuses zones géographiques stay-behind où étaient affectées des cellules clandestines, chaque zone étant placée sous le contrôle d’un officier du SDECE. Une base de repli pour un gouvernement français en exil fut installée au Maroc et le SDECE envoya une partie de ses archives microfilmées à Dakar, au Sénégal. [23]
- François de Grossouvre (1918-1994) et François Mitterrand (1916-1996)
Le plus célèbre des combattants de la Rose des Vents est peut-être François de Grossouvre, qui devint le conseiller pour les opérations spéciales du Président socialiste François Mitterrand en 1981. Pendant la seconde guerre mondiale, de Grossouvre s’était engagé dans la milice de Vichy qu’il prétendit par la suite avoir infiltrée pour le compte de la Résistance. Après 1945, les services secrets l’enrôlèrent dans les rangs de la Rose des Vents. L’agent du SDECE Louis Mouchon, qui recruta lui-même bon nombre de soldats de l’ombre, raconta un jour comment de Grossouvre avait été contacté : « Notre homme à Lyon, Gilbert Union, qui pendant la guerre avait effectué des missions pour le BCRA et qui était un passionné d’automobiles, venait de se tuer dans un accident de la route. Pour le remplacer le SDECE recruta François de Grossouvre en 1950. » Mouchin précisa que l’homme n’avait pas été recruté uniquement pour son expérience de la guerre mais également pour ses contacts : « Son entreprise, les sucres Berger & Cie, nous offrait une très bonne couverture. Il avait vraiment d’excellents contacts. » [24]
En tant que conseiller spécial du Président Mitterrand, de Grossouvre joua un rôle considérable dans la guerre clandestine en France au début des années 1980, mais, en 1985, il fut dessaisi de ses principales fonctions après que son goût du secret ait fini par exaspérer les collaborateurs plus vertueux de Mitterrand. Il semble que les deux hommes aient cependant continué à entretenir de bonnes relations puisque, quand, suite aux révélations sur la dimension européenne de Gladio, Mitterrand se trouva au cœur du scandale et dut démanteler le réseau français, « il consulta d’abord son “éminence grise” François de Grossouvre ». [25] Au moment de sa mort, la participation de de Gossouvre à la guerre secrète ne faisait plus l’ombre d’un doute. « Il a été recruté par les services d’espionnage français et a contribué à bâtir le Gladio, un plan soutenu par les Américains visant à créer un mouvement de résistance armée à une invasion de l’Europe de l’Ouest par les Soviétiques », put-on lire dans la rubrique nécrologique de The Economist après que de Grossouvre, alors âgé de 76 ans se soit suicidé au Palais de l’Élysée, le 7 avril 1994. [26]
L’ancien agent de la CIA Edward Barnes servit comme officier de liaison avec le réseau stay-behind Rose des Vents jusqu’en 1956. Après les révélations de 1990 sur les armées secrètes, il rappela comment non seulement Washington mais également les Français redoutaient une prise de pouvoir par les communistes. « De très nombreux Français souhaitaient être prêts à intervenir si quelque chose se produisait. » D’après Barnes, la résistance à une invasion soviétique était la motivation première du Gladio français alors que promouvoir des activités politiques anticommunistes en France « aurait pu être un objectif secondaire ». [27] Toujours selon l’ex-agent de la CIA, le programme stay-behind français consistait en « quelques dizaines » d’hommes recrutés individuellement par la CIA afin que chacun crée à son tour son propre petit réseau. Si, selon ce qu’on a pu observer dans d’autres pays, chaque Gladiateur recrutait et entraînait 10 autres hommes, on peut déduire des assertions de Barnes que le Gladio français comptait environ 500 soldats.
Il est très difficile de déterminer le nombre exact des participants à cette guerre secrète contre le communisme. L’Intelligence Newsletter basée à Paris a indiqué suite à la découverte des armées secrètes de la CIA qu’« un directeur de service de renseignement français de l’époque avait offert de mettre à la disposition de la CIA quelques 10 000 “patriotes” entraînés et armés sélectionnés parmi les effectifs des forces armées françaises » et formés pour intervenir « dans l’hypothèse où un gouvernement communiste arriverait au pouvoir ». Barnes prétendit que la CIA « n’avait aucune idée du nombre d’hommes qui surgiraient d’un peu partout. Il n’y avait aucun moyen de le calculer. Parmi ceux que j’ai rencontrés se trouvaient aussi bien des paysans, des citadins ou des commerçants. » La plupart n’avaient pas besoin de beaucoup d’entraînement puisqu’ils s’étaient déjà battus pendant la seconde guerre mondiale et avaient effectué des opérations spéciales derrière les lignes ennemies pour le compte du BCRA. [28]
Afin de garantir l’indépendance matérielle des soldats de l’ombre, la CIA et le SDECE avaient disséminé des caches d’armes secrètes à travers tout le pays. « Des tas de trucs en tout genre étaient planqués dans des endroits reculés, pratiquement tout ce dont on peut avoir besoin », y compris des armes, des explosifs, des pièces d’or ou des bicyclettes ; les transmetteurs radio et les codes constituaient la première des priorités. Afin de préserver la clandestinité du réseau, la règle était de ne divulguer les informations qu’aux personnes strictement concernées. Barnes précisa que lui-même n’était autorisé à rencontrer qu’une dizaine de recrues de la CIA « de peur que je les grille ou qu’ils me grillent. Vous ne pouviez pas simplement demander à un type “Déterre-moi ça, Untel”. Il y a sûrement eu pas mal de cafouillages. Certains de ces gars enterraient le matériel quelque part et ils vous indiquaient un autre endroit. » [29]
Opération Demagnetize
Le ministre de la Défense italien savait que le SDECE et la CIA étaient en train de lever une armée secrète pour combattre les communistes. En octobre 1951, dans une lettre adressée au ministre de la Défense Marras, le général Umberto Broccoli indiquait que des armées de ce type existaient aux Pays-Bas, en Belgique, en Norvège, au Danemark et que « la France avait déjà monté de telles opérations en Allemagne et en Autriche ainsi que sur son propre territoire, jusqu’aux Pyrénées ». [30] Jusqu’où s’étendait ce réseau français dans l’Autriche et l’Allemagne occupées après la défaite, nous l’ignorons mais il semblerait qu’il ait existé des zones contrôlées par les troupes françaises jusqu’à ce que les Alliés se retirent des deux pays. Dans son rapport intitulé « Un SID parallèle - Le cas Gladio », le Premier ministre italien Giulio Andreotti confirmait que les armées secrètes anticommunistes étaient en liaison permanente avec l’OTAN et que « des réseaux de résistance avaient été mis en place par la Grande-Bretagne en France, aux Pays-Bas, en Belgique et vraisemblablement aussi au Danemark et en Norvège. Les Français se sont chargés des secteurs de l’Allemagne et de l’Autriche placés sous leur contrôle ainsi que de leur propre territoire, jusqu’aux Pyrénées. » [31]
Un mémorandum top secret du Joint Chiefs of Staff, le Conseil de l’État-major interarmes états-unien, daté du 14 mai 1952 et intitulé « Opération Demagnetize » expliquait dans le détail comment « des opérations politiques, paramilitaires et psychologiques » devaient être mises en oeuvre afin de « réduire l’influence du parti communiste en Italie et (...) en France ». [32] « L’objectif final de ce plan est de réduire le pouvoir des partis communistes, leurs ressources matérielles, leur influence au sein des gouvernements italien et français et particulièrement sur les syndicats », précisait la note confidentielle du Pentagone, « ce, dans le but de limiter autant que possible les risques que le communisme gagne de l’ampleur et menace les intérêts des États-Unis dans les deux pays ». Les armées secrètes levées par la CIA et commandées par le SDECE étaient formées et entraînées dans ce contexte stratégique car, comme le spécifiait le document, « limiter l’influence des communistes en Italie et en France est un objectif prioritaire. Il doit être atteint par tous les moyens ». La guerre devait être menée dans le plus grand secret et il n’était pas « indispensable que les gouvernements italiens et français soient informés du plan “Demagnetize” car celui-ci [aurait pu] être perçu comme une violation de leur souveraineté nationale ». [33]
L’entraînement des soldats secrets de la Rose des Vents se déroulait sur plusieurs sites en France et à l’étranger, en étroite collaboration avec les Forces Spéciales françaises, et notamment la 11e Demi-Brigade Parachutiste de Choc, ou 11e Choc, des commandos spécialistes des opérations spéciales. Les deux corps entretenaient des relations étroites et, à plusieurs reprises, des officiers du 11e Choc intégrèrent la Rose des Vents. De même que les SAS effectuaient les opérations secrètes et les coups tordus pour le compte du MI6, le 11e Choc servit de bras armé au SDECE après la seconde guerre mondiale. Selon le spécialiste du Gladio français Brozzu-Gentile, « les instructeurs du réseau stay-behind français étaient tous membres ou proches du SDECE ». [34] En 1990, la presse française révéla que les Gladiateurs français avaient été formés au maniement des armes, à l’utilisation des explosifs et de transmetteurs radio au Centre d’Entraînement des Réserves Parachutistes (CERP) du 11e Choc à Cercottes, près d’Orléans ainsi que sur deux autres sites d’entraînement du 11e, l’un dans les Pyrénées, près de la frontière espagnole, l’autre à Calvi, en Corse, non loin du quartier général sarde du Gladio italien. [35]
En tant qu’unité d’élite spécialisée dans la guerre secrète et les coups tordus, le 11e Choc opérait surtout en Indochine et en Afrique où la France d’après-guerre tentait désespérément de garder ses colonies du Vietnam et d’Algérie. « L’unité chargée des sales besognes, le fer de lance des opérations clandestines pendant la guerre d’Algérie de 1954 à 1962 était clairement le 11e Bataillon de Parachutistes de Choc », indiqua le spécialiste des services secrets Roger Faligot. [36] En 1954, 300 hommes de cette force spéciale furent déployés en Algérie. La plupart d’entre eux avaient une bonne expérience des missions clandestines et de la contre-guérilla puisqu’ils venaient directement du Vietnam où la France avait dû renoncer à ses colonies la même année après la défaite de Dien Bien Phu. L’un des plus fameux membres du 11e fut Yves Guérain-Sérac, un célèbre soldat de l’ombre qui avait servi en Corée et au Vietnam et qui fut plus tard directement impliqué dans les opérations de l’armée anticommuniste secrète portugaise. Depuis sa cellule, le soldat du Gladio italien et terroriste d’extrême droite Vincenzo Vinciguerra avoua son admiration pour la personnalité fascinante et les compétences inégalées de stratège de la terreur de Guérain-Sérac. [37]
Opération Résurrection
À mesure que s’intensifiaient la guerre secrète contre les communistes en France et celle contre le Front de Libération Nationale en Algérie, cette stratégie révéla ses limites lorsque les politiciens à Paris perdirent le contrôle des combattants de l’ombre, ce qui provoqua dans le pays une grave crise qui précipita la fin de la IVe République. En mai 1958 débuta véritablement la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. Le gouvernement affaibli de la IVe République ne savait trop comment réagir tandis que les services secrets et les militaires français étaient fermement décidés à tout faire pour que l’Algérie demeure une colonie française. Dans les rangs du SDECE et de l’armée, nombreux étaient ceux qui jugeaient les responsables politiques de la IVe comme « faibles, corrompus ou corruptibles, une catégorie d’hommes pusillanimes et prêts à abandonner et à fuir l’Algérie ». [38] Lorsque les premiers prisonniers français furent exécutés par le FLN, les stratèges de la guerre secrète au sein des services secrets français et de l’armée entreprirent de fomenter un coup d’État pour remplacer le gouvernement de Paris par un autre régime.
Le 11e Choc joua alors un rôle majeur des deux côtés de la ligne de front. Le 24 mai 1958, des soldats basés à Calvi, sur la côte nord de la Corse, déclenchèrent la première phase de l’opération en déployant des commandos de parachutistes sur toute l’île. Le bruit courut bientôt que les soldats de l’ombre comptaient renverser le gouvernement légitime et remettre au pouvoir le général de Gaulle. D’autres membres du 11e qui désapprouvaient cette guerre antidémocratique contre Paris, quittèrent leur base de Cercottes le même jour et se rassemblèrent afin de défendre les cibles visées par les comploteurs gaullistes et les unités paramilitaires qui les soutenaient. [39] L’une de ces cibles était le chef du SDECE en personne, le général Paul Grossing. Quand ce dernier eut connaissance du plan, il fit immédiatement protéger le siège du SDECE, boulevard Mortier, par des éléments du 11e qui lui étaient restés fidèles.
En ce mois de mai 1958, la France bascula dans le chaos. Le patron de la DST (Direction de la Surveillance du Territoire) Roger Wybot était sur le point d’activer un plan secret anticommuniste baptisé « Opération Résurrection ». Ce plan, qui incluait notamment le parachutage de troupes du 11e Choc, visait à contrôler en très peu de temps les centres vitaux de Paris : le ministère de l’Intérieur, le siège de la police, les immeubles de la télévision et de la radio, les centrales électriques et d’autres endroits stratégiques de la capitale. « Le plan prévoyait également l’arrestation d’un certain nombre de personnalités politiques parmi lesquelles : François Mitterrand, Pierre Mendès France, Edgar Faure, Jules Moch ainsi que l’ensemble des cadres du parti communiste. » [40]
Mais le 27 mai, « quelques heures à peine avant le déclenchement de l’Opération Résurrection sur la capitale française », de Gaulle annonça qu’il avait « entamé la procédure régulière nécessaire à l’établissement d’un gouvernement républicain ». [41] Se succédèrent ensuite une foule d’actions rapides et capitales qui scellèrent le sort de la IVe République. Le 28 mai, le Premier ministre Pierre Pflimlin donna sa démission. Le lendemain matin, le Président de la République René Coty déclara qu’il avait appelé de Gaulle à former un gouvernement. À peine 24 heures plus tard, le général se présenta devant l’Assemblée nationale et sollicita les pleins pouvoirs pour gouverner par décrets pendant les 6 mois à venir, imposa 4 mois de « vacances » aux députés et demanda la possibilité de soumettre lui-même un projet de nouvelle Constitution. Ses propositions furent votées à 329 voix contre 224. « La IVe République préféra se suicider plutôt que de se faire assassiner par (...) l’armée et ses services de sécurité. » [42]
Parmi les militaires et les membres des services secrets qui avaient soutenu le coup de force de de Gaulle, bon nombre espéraient que le général ferait le choix ferme de l’« Algérie française », c’est-à-dire qu’il ferait tout pour qu’elle reste sous la tutelle coloniale de la France. À leur grand étonnement, de Gaulle, avec le soutien de nombreux hommes politiques de la IVe République, proclama le droit des Algériens à l’autodétermination, ce qui conduisit à l’indépendance du pays en 1962. Les soldats de l’ombre étaient furieux. « Suivant l’exemple du général de Gaulle, les Présidents de la Ve République se détournèrent progressivement de leurs services secrets jusqu’à les considérer non plus comme un atout mais comme une charge. » [43] Les combattants des armées secrètes étaient divisés : fallait-il suivre les ordres de de Gaulle et se retirer d’Algérie ou lutter contre le gouvernement français ? L’ultime trahison du 11e Choc eut lieu en 1961, quand la plupart de ses membres choisirent l’Algérie française et, afin de promouvoir leur politique, fondèrent avec des officiers de l’armée Française l’Organisation de l’Armée Secrète. Les deux buts déclarés de l’OAS étaient : garder le contrôle de l’Algérie coloniale, ce qui impliquait de continuer le combat contre le FLN par tous les moyens, quels que soient les ordres de Paris ; ensuite, renverser la Ve République du Président de Gaulle et la remplacer par un État autoritaire et résolument anticommuniste.
Le coup d’État des généraux
L’OAS passa à l’action le 22 avril 1961, quand 4 généraux de l’armée française emmenés par le général Challe s’emparèrent du pouvoir en Algérie dans l’espoir de la maintenir sous le contrôle français. Il semble que des soldats de l’armée stay-behind de l’OTAN soutenue par la CIA et qui avaient rejoint les rangs de l’OAS aient été impliqués dans ce coup d’État. Les combattants de l’ombre « rallièrent un groupe de généraux qui résistaient, parfois par la violence, aux tentatives de de Gaulle de négocier l’indépendance de l’Algérie et la fin de la guerre », écrivit l’auteur états-unien Jonathan Kwitny dans son article sur les armées secrètes d’Europe de l’Ouest. [44] Il serait nécessaire d’enquêter plus à fond sur cette implication du réseau stay-behind français dans le coup d’État de 1961 qui constitue l’un des pans les plus délicats de l’histoire de la guerre clandestine en France. Les preuves dont nous disposons aujourd’hui indiquent que les armées stay-behind jouèrent un rôle dans les putschs de 1967 en Grèce, de 1980 en Turquie et dans celui qui échoua à renverser le gouvernement français en 1961. [45]
Tout porte à croire que ce coup d’État fomenté contre de Gaulle avait reçu l’approbation de la CIA et de son directeur Allen Dulles ainsi que des partisans de la guerre secrète au sein de l’OTAN et du Pentagone à Washington. Immédiatement après la tentative de putsch, « des porte-parole de l’Élysée » avaient laissé « entendre que le complot ourdi par les généraux avait bénéficié du soutien des responsables les plus farouchement anticommunistes de l’armée et du gouvernement américains », put-on lire dans le Washington Star. « À Paris comme à Washington, les faits sont maintenant avérés, même s’ils ne seront jamais reconnus publiquement », écrivit Claude Krief, dès mai 1961, dans les colonnes de l’hebdomadaire L’Express. « Les plus hauts personnages de l’État français l’admettent volontiers en privé : la CIA a joué un rôle direct dans le coup d’État d’Alger, et elle est certainement pour beaucoup dans la décision du général Challe de déclencher ce putsch. » Peu avant les faits, Challe avait occupé les fonctions de commandant en chef des Forces Alliées en Europe Centrale, ce qui impliquait des liens étroits, non seulement avec le Pentagone et des représentants des États-Unis mais aussi avec le réseau stay-behind de l’OTAN, ainsi que des contacts quotidiens avec des officiers de l’armée états-unienne. Challe avait donc, concluait Krief, agi sous les ordres directs de la CIA : « Tous ceux qui le connaissent bien sont profondément convaincus que la CIA l’a encouragé à poursuivre dans cette voie ». [46]
Au moment où Krief publia son article sur le coup d’État fomenté contre le général de Gaulle avec l’appui de la CIA, l’existence des armées secrètes stay-behind n’avait pas encore été révélée. Mais en se penchant sur la guerre clandestine internationale, Krief indiquait que 10 jours avant le coup, le 12 avril 1961, une réunion secrète s’était tenue à Madrid, en présence de « nombreux agents représentant différents pays, parmi lesquels plusieurs des conspirateurs d’Alger qui firent part de leurs plans aux agents de la CIA également présents ». Au cours de cette réunion, les États-uniens auraient déclaré avec colère que la politique menée par de Gaulle « paralysait l’OTAN et rendait impossible la défense de l’Europe », et auraient assuré aux généraux putschistes, dont Challe, que si eux ou leurs successeurs réussissaient, Washington reconnaîtrait le nouveau gouvernement algérien dans les 48 heures. [47] De Gaulle, qui tentait par diverses manœuvres et tactiques de rendre la France et l’Europe moins dépendantes des USA et de l’OTAN, fut furieux de la fourberie de la CIA. On ignore si le Président Kennedy, qui préparait alors le débarquement de la baie des Cochons du 15 avril devant permettre de renverser Fidel Castro, avait été informé du putsch d’Alger. On sait simplement qu’il fut furieux de l’échec de la CIA à Cuba et que Washington ne s’empressa pas de reconnaître le régime instauré à Alger par les généraux. Celui-ci tint 4 jours avant de s’effondrer. Le premier quotidien français, Le Monde, résuma ainsi l’affaire : « Le comportement des États-Unis pendant la récente crise ne fut pas particulièrement adroit. Il semble établi que des agents américains ont plus ou moins encouragé Challe » tandis que « bien entendu, Kennedy ignorait tout de la situation ». [48]
L’Organisation de l’armée secrète (OAS)
Après l’échec du coup d’État, les soldats de l’ombre devinrent totalement incontrôlables. L’OAS se livra rapidement à des assassinats de représentants du gouvernement algérien, à des massacres arbitraires de civils musulmans et à des braquages de banques. [49] En novembre 1961, les combattants de l’OAS opéraient sans retenue dans les rues d’Alger, perpétrant d’innombrables crimes dans l’espoir de saboter le début de processus de paix qui devait conduire à l’indépendance de l’Algérie. Les militaires et policiers français eurent beaucoup de mal à lutter contre l’OAS car nombre d’entre eux le faisaient à contrecœur et échouaient même délibérément tant ils approuvaient les buts politiques poursuivis par l’Organisation. Alors que la violence redoublait, l’OAS porta le combat sur le sol français et assassina le maire d’Évian où se tenaient les pourparlers entre les représentants du gouvernement et ceux du FLN. Elle s’en prit même au gouvernement de Paris et de Gaulle échappa de peu, le 8 septembre, à une tentative d’assassinat à Pont-sur-Seine. Les services français rendirent coup pour coup : en novembre 1961, six cafés d’Alger connus pour être fréquentés par des sympathisants de l’OAS furent éventrés par des explosions.
En dehors de la France, les soldats de l’armée secrète menaient aussi des opérations dans d’autres pays d’Europe tels que l’Espagne, la Suisse et l’Allemagne où des escadrons spéciaux du 11e Choc organisèrent l’assassinat de leaders du FLN, de leurs soutiens financiers et de leurs fournisseurs d’armes. [50] En Allemagne, les soldats de l’ombre auraient coopéré avec les membres du réseau stay-behind local et les services secrets allemands, le BND. Les Allemands mirent à la disposition du 11e Choc leur centre d’entraînement pour parachutistes d’Altenstadt, en Bavière, qui servit de base arrière pour leurs missions dirigées contre le FLN. « Des membres de Gladio et de nombreux agents du BND y furent également recrutés en vue d’autres opérations spéciales », souligne le spécialiste des services secrets allemands Erich Schmidt Eenboom. Les Français qui se livrèrent à ces assassinats d’activistes du FLN en Allemagne ne furent jamais pris. « La police semblait incapable d’attraper les auteurs de ces attaques éclair », écrit Eenboom. [51]
La guerre secrète fit sombrer la France dans un cauchemar de violence, les deux camps faisant preuve d’une brutalité croissante. Au plus fort des tensions, Maurice Papon, alors préfet de police de Paris, imposa le couvre-feu suite à la mort de 11 de ses agents. Le FLN, qui avait perpétré ces attaques, y répondit en organisant, dans la capitale, une marche de protestation à laquelle participèrent près de 40 000 Algériens, le 17 octobre 1961. Papon, reconnu coupable depuis d’avoir été impliqué dans la déportation de plus de 1 500 Juifs sous l’occupation allemande, donna l’ordre à ses services de réprimer brutalement la manifestation ; s’ensuivit un véritable massacre. [52] D’après le témoignage de Constantin Melnik daté de 1988, au moins 200 personnes - et vraisemblablement plus près de 300 - furent abattues par des policiers désirant se venger après la mort de leurs collègues. [53] Melnik fut le conseiller à la sécurité du gouvernement du général de Gaulle et le grand patron des services secrets entre 1959 et 1962. Lorsqu’on l’interrogea sur le réseau stay-behind, il insista sur la menace que représente toute armée secrète : « N’importe quel groupe d’hommes avec le matériel radio et l’entraînement nécessaires constituerait un réel danger pour la sécurité de la France ». [54] « J’ai vu des gens s’écrouler dans des mares de sang. Certains étaient battus à mort. Les corps étaient entassés dans des bennes avant d’être jetés à la Seine depuis le pont de la Concorde », témoigna Saad Ouazene, un ouvrier métallurgiste de 29 ans sympathisant du FLN. « Si je n’avais pas eu ma force pour moi, je n’en serais jamais sorti vivant », ajouta l’homme qui s’en était tiré avec une fracture du crâne. « Dès que les Algériens sortaient des bus à la porte de Versailles, ils recevaient des coups à la tête », se souvint le policier français Joseph Gommenginger, en service cette nuit-là. « Ceux qui menaient ces ratonnades m’ont même menacé. Ils avaient enlevé le matricule de leur uniforme. J’étais révolté. Je n’aurais jamais cru la police capable de ça. » Dans les jours qui suivirent le massacre, on repêcha des dizaines de corps dans la Seine, y compris jusqu’à Rouen. [55] Aucune enquête officielle n’ayant été ouverte, le magazine Les Temps Modernes de Jean-Paul Sartre qualifia cet épisode de véritable pogrom. [56]
La guerre secrète conduite par l’OAS avec le renfort de combattants des réseaux stay-behind de l’OTAN ne parvint ni à renverser de Gaulle, ni à empêcher l’Algérie de devenir indépendante. Les accords mettant un terme aux hostilités et proclamant l’indépendance du pays furent finalement signés entre le FLN et le gouvernement français à Évian en mars 1962, entraînant l’effondrement de l’OAS qui déclara la trêve le 17 juin 1962, environ un an après sa création. Seule une fraction d’irréductibles de l’Organisation, avec à leur tête le colonel Jean-Marie Bastien-Thiry, refusèrent de déposer les armes et fomentèrent un autre attentat contre le général de Gaulle, au Petit Clamart, le 22 août 1962. De Gaulle, faisant, comme à son habitude, peu de cas de sa propre sécurité, fut scandalisé qu’on ait pu ainsi l’attaquer alors qu’il se trouvait en compagnie de sa femme et en fit une affaire personnelle. En septembre, les hommes de l’OAS impliqués dans la tentative d’attentat furent arrêtés à Paris. Ils furent tous condamnés à mort, mais seul Bastien-Thiry fut finalement exécuté. [57] La majorité des soldats du 11e Choc, dont beaucoup avaient rejoint les rangs de l’OAS, virent leur carrière interrompue. Les autres furent placé sous étroite surveillance par les autorités gaullistes.
La rupture avec l’OTAN
L’armée secrète formée par la CIA et destinée par l’OTAN à combattre le communisme avait donc, dans le contexte de chaos et de violence de la crise algérienne, été impliquée dans des activités internes que ne venait justifier aucune invasion soviétique. Le danger de la guerre secrète résidait, dans ce cas, dans l’absence totale de contrôle exercé par les institutions et, parfois même, par le gouvernement sur les combattants clandestins. En 1990, l’amiral Pierre Lacoste, directeur des services secrets militaires français de 1982 à 1985, confirma que « des actions terroristes » contre le général de Gaulle et le processus de paix algérien avaient été menées par des groupes « d’un petit nombre d’hommes » du réseaustay-behind français. Cependant, l’amiral souligna que ces opérations antigaullistes furent les seuls actes commis par le Gladio français à l’intérieur des frontières nationales et précisa que, durant le temps qu’il avait passé à la tête des services secrets, il avait lui aussi partagé la conviction que les plans de réserve d’invasion conçus par les Soviétiques justifiaient pleinement le programme stay-behind. [58]
Charles de Gaulle eut plus que quiconque le temps de connaître les rouages de la guerre secrète qui se livra en France, avant de laisser sa place à Georges Pompidou en avril 1969 et de mourir un an plus tard, à l’âge de 80 ans, en regardant, paraît-il, une série télévisée sentimentale. Le général avait commandé la Résistance contre l’occupant allemand, il avait eu recours à des manœuvres clandestines pour accéder au pouvoir à la fin de la IVe République et, sous la Ve, il avait été la cible de coups d’État et de tentatives d’assassinat. Bien avant que ne soient révélée publiquement l’existence des armées secrètes de l’OTAN, de Gaulle avait envié les États-Unis en considérant sa position isolée en Europe de l’Ouest et avait dans le même temps cultivé une certaine méfiance à l’égard de la CIA qu’il soupçonnait de recourir à la manipulation et à des opérations de guerre clandestines. En accédant au pouvoir, le général avait affirmé son intention de faire appliquer sa politique étrangère uniquement par ses diplomates et non par des « services secrets irresponsables », qui avaient d’ailleurs reçu l’ordre de couper les ponts avec la CIA de laquelle dépendait une bonne partie de leurs activités de renseignement. [59] Pour lui, « l’État français était assailli par des forces occultes. Qui en était responsable ? Sûrement la CIA, pensait-il ». [60]
Quand l’OTAN fut créée en 1949, son quartier général, abritant notamment les bureaux du SHAPE, fut construit en France. Celle-ci se trouvait donc particulièrement exposée aux opérations secrètes de l’OTAN et de la CIA, ce que déplorait de Gaulle, car le CPC, le comité directeur du réseau secret Gladio, était lui aussi situé à Paris, comme le révéla un document italien daté de juin 1959 et intitulé : « Les Forces Spéciales du SIFAR et l’Opération Gladio » : « (…) En ce qui concerne l’OTAN, il faut signaler les activités suivantes : 1. L’activité du CPC (Clandestine Planning Committee) de Paris rattaché au SHAPE ». [61] En outre, l’autre organe de commandement de Gladio, l’ACC se réunissait lui aussi régulièrement à Paris. Ce fut donc un véritable choc à Washington lorsqu’en février 1966, et pour des raisons stratégiques et personnelles qui font toujours débat parmi les historiens, de Gaulle décida de défier la suprématie de Washington et ordonna à l’OTAN et aux USA soit de placer leurs bases militaires présentes sur le territoire français sous le contrôle de Paris, soit de les démanteler. Les États-Unis et l’Alliance Atlantique ne répondirent pas à cet ultimatum, sur quoi le général prit la décision historique de faire sortir la France de l’organisation militaire de l’OTAN le 7 mars 1966 et d’expulser l’ensemble de ses structures et de ses agents du territoire français. À la grande colère de Washington et du Pentagone, le quartier général européen de l’OTAN dut donc être transféré en Belgique. À Bruxelles, Mons et Casteau furent construits les nouveaux bâtiments qui abritent encore aujourd’hui le siège de l’OTAN en Europe. C’est ce que confirma par la suite l’enquête parlementaire belge sur Gladio et les opérations de guerre clandestine : « En 1968, le siège du CPC déménagea à Bruxelles ». [62] Les recherches effectuées en Belgique révélèrent également que la dernière réunion internationale de l’ACC, le centre de commandement des opérations de guerre clandestine, à Bruxelles eut lieu les 23 et 24 octobre 1990. [63]
L’auteur belge spécialiste du Gladio Jan Willems souligna que, quand de Gaulle retira l’armée française du commandement militaire intégré de l’OTAN, cela entraîna l’annulation de certains accords secrets passés entre la France et les États-Unis. « C’est à cette occasion que fut révélée l’existence de protocoles secrets portant sur la lutte contre la subversion communiste, signés bilatéralement par les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN. » [64] De Gaulle dénonça ces protocoles comme une violation de la souveraineté nationale. On découvrit des clauses secrètes similaires dans d’autres pays membres de l’Alliance. Giuseppe de Lutiis découvrit qu’au moment d’intégrer l’OTAN en 1949, l’Italie avait signé, outre le Pacte Atlantique, toute une série de protocoles secrets prévoyant la création d’une organisation non officielle « chargée de garantir l’alignement de la politique intérieure italienne sur celle du bloc de l’Ouest par tous les moyens nécessaires, même si la population devait manifester une inclination divergente ». [65] Dans un article consacré à Gladio, le journaliste américain Arthur Rowse écrivit qu’une « clause secrète du traité initial de l’OTAN de 1949 stipulait que tout pays candidat à l’adhésion devait avoir établi au préalable une autorité de Sécurité nationale de lutte contre le communisme basée sur des groupes clandestins de citoyens ». [66]
Cela a de quoi surprendre, mais même après les épisodes douloureux de la crise algérienne, les unités secrètes stay-behind ne furent pas définitivement dissoutes en France, elles firent l’objet d’une simple restructuration. En 1998, le spécialiste des services secrets Jacques Baud observa à juste titre que « bien que les preuves manquent, certains experts ont laissé entendre que les activités du réseau stay-behind français ont été menées sous couvert du Service d’Action Civique ». [67] Après la dissolution de l’OAS, de Gaulle aurait fait en sorte d’affaiblir le réseau Rose des Vents tout en renforçant son « Service d’Action Civique », ou SAC. Le SAC était une sorte de garde prétorienne gaulliste, un sanctuaire de gaullisme à l’état pur reflétant la méfiance du général à l’égard de tous les partis politiques, fut-ce le sien. La mission dont s’étaient eux-mêmes investis ces hommes était de soutenir l’action du général de Gaulle. [68] Fondé au lendemain de la guerre, le SAC était le bras armé du RPF, le Rassemblement du Peuple Français, qui tentait en vain de constituer une opposition aux communistes et aux socialistes français. Fondé officiellement comme un service d’ordre, le SAC était en réalité la section anticommuniste du RPF chargée des sales besognes. Ses unités menaient des opérations clandestines contre les ouvriers grévistes ou contre les militants communistes qui s’étaient fait une spécialité de perturber par leurs cris les discours lors des meetings gaullistes. Les hommes du SAC étaient également chargés de la protection des politiciens et des groupes de colleurs d’affiches du RPF. [69]
Mais, malgré les agissements de son bras armé le SAC, le RPF ne parvint pas à remporter d’élections sous la IVe République ; il fut donc dissous en 1954. Cependant ses éléments les plus loyaux restèrent apparemment en contact puisqu’ils prirent part au coup de 1958 qui mit fin à la IVe République et remit de Gaulle au pouvoir. Jacques Foccart, le directeur et idéologue du SAC, en bon guerrier de l’ombre et partisan du général, prit en charge la coordination des opérations, grâce à ses relations au sein des services secrets, de l’armée et parmi les anciens résistants, pour organiser, le 24 mai 1958, l’occupation de la Corse par les soldats du 11e Choc basés à Calvi. [70] C’est ce qui amena l’expert en services secrets Porch à conclure que le SAC et Foccart ont véritablement « accouché du retour de de Gaulle au pouvoir en 1958 ». [71]
- Jacques Foccart (1913-1997) et Charles De Gaulle (1890-1970)
Le Service d’action civique, garde prétorienne du gaullisme
Le rôle joué par Foccart dans la guerre secrète qui se livra en France reste flou. « L’étendue des pouvoirs dont dispose Foccart est aussi mystérieuse que la manière dont il les a acquis à l’origine. » [72] Natif de Guadeloupe, l’homme fut mobilisé au début de la seconde guerre mondiale en 1939 mais parvint à s’échapper lors de la capitulation de la France. Il collabora ensuite avec l’armée allemande, mais vers la fin de la guerre, changea une nouvelle fois de camp et rejoignit la Résistance en Normandie. Il reçut même la médaille de la Liberté de l’armée états-unienne. [73] Après l’armistice, Foccart entra dans l’entourage proche du général de Gaulle et créa le SAC. Le centre d’entraînement pour les opérations spéciales qu’il fonda à Cercottes, près d’Orléans, « devint un lieu de pèlerinage pour les membres du SAC dans les années cinquante ». [74] Dans les années d’après-guerre, le service comptait près de 8 000 « réservistes », parmi lesquels des membres actifs du Service Action du SDECE et de son unité d’élite, le 11e Choc. Tous s’entraînaient à Cercottes et, après les révélations de 1990, le centre fut considéré comme l’un des principaux sites de formation des Gladiateurs français. [75]
En l’absence d’enquête officielle sur l’histoire de l’armée secrète française, il est pour l’heure difficile pour les chercheurs de distinguer les différences entre le réseau stay-behind Rose des Vents et le SAC, cela mériterait de faire l’objet d’études approfondies. Il semble cependant que le SAC se soit lui aussi livré à des opérations anticommunistes secrètes. Il aura fallu attendre l’arrivée au pouvoir des socialistes en 1981 pour que soit ouverte une enquête parlementaire. Quand en juillet 1981, à Marseille, un ancien chef du SAC, l’inspecteur de police Jacques Massié, fut retrouvé mort avec toute sa famille, les députés communistes exigèrent une enquête sur le Service d’Action Civique. En décembre de la même année, après six mois d’auditions, la commission parlementaire rendit un rapport volumineux dans lequel elle concluait que les activités des agents du SDECE, du SAC et de l’OAS en Afrique étaient « intimement liées ». Les députés découvrirent que le financement du SAC avait des origines troubles et provenait notamment des fonds du SDECE et du trafic de stupéfiants. [76]
« Les émeutes étudiantes de mai 1968 constituaient le champ d’action typique d’un réseau “Gladio” », commenta l’Intelligence Newsletter après les révélations de 1990. [77] La commission parlementaire réunie pour enquêter sur le SAC avait en effet découvert que le Service avait enregistré des effectifs records durant les troubles de mai 68, avec pas moins de 30 000 membres. Il est donc envisageable qu’il soit intervenu pendant les émeutes. En 1981, le SAC comptait toujours 10 000 adhérents. « On estime que 10 à 15 % d’entre eux étaient des policiers. Mais il comptait également dans ses rangs des opportunistes, des gangsters et des partisans de l’extrême droite. » [78] La commission dénonça le SAC comme une dangereuse armée secrète, qui avait servi de police parallèle, avait infiltré des organisations publiques afin d’influer sur leurs décisions et avait commis des actes de violence. En conclusion de ce qui constituait alors l’enquête parlementaire la plus approfondie jamais menée sur un réseau secret en France, les députés jugèrent l’existence du SAC « incompatible avec les lois de la République », sur quoi le gouvernement de François Mitterrand ordonna son démantèlement en juillet 1982. [79]
Un nettoyage toujours annoncé, jamais réalisé
Le gouvernement Mitterrand, de plus en plus préoccupé par le rôle joué par les services secrets dans les démocraties modernes, s’en prit aux services secrets militaires français qui se trouvaient depuis des années au coeur des opérations clandestines menées en France. Une enquête parlementaire diligentée en 1982 sur les agissements des services de renseignement et conduite par le député socialiste Jean-Michel Bellorgey conclut que des agents du renseignement agissant sous l’emprise de la paranoïa typique de la guerre froide et obsédés par « l’ennemi interne » avaient enfreint la loi à plusieurs reprises tandis que les services secrets accumulaient « échecs, scandales et opérations douteuses ». [80] À la lecture de cette conclusion édifiante, Mitterrand appuya la requête des communistes, qui, avec le soutien d’un groupe de socialistes, demandaient depuis longtemps la dissolution pure et simple du SDECE.
Mais cette décision lourde de conséquences ne fut finalement pas prise et le SDECE ne fut pas démantelé mais tout juste réformé. Son nom fut changé en Direction Générale de la Sécurité Extérieure (DGSE) à la tête de laquelle fut nommé l’amiral Pierre Lacoste. En collaboration avec l’OTAN, celui-ci continua à diriger l’armée secrète placée sous sa responsabilité et, en 1990, suite aux révélations sur Gladio, il défendit sa conviction selon laquelle les plans de réserve d’invasion conçus par les Soviétiques justifiaient pleinement le programme stay-behind. [81] L’« Opération Satanique » au cours de laquelle le 10 juillet 1985 des agents de la DGSE firent exploser le Rainbow Warrior, le navire de Greenpeace qui protestait pacifiquement contre les essais nucléaires français en Polynésie, mit un terme à la carrière de l’amiral Lacoste. En effet, quand fut découverte son implication dans l’affaire ainsi que celle du ministre de la Défense Charles Hernu et du président Mitterrand lui-même, Lacoste n’eut d’autre choix que de démissionner.
En mars 1986, la droite remporta les élections législatives, instaurant un régime de cohabitation entre le président socialiste Mitterrand et son Premier ministre gaulliste Jacques Chirac. En 1990, quand se multiplièrent les révélations sur les armées secrètes en Europe, Chirac ne fut pas véritablement enthousiaste à l’idée de voir révélée au grand jour toute l’histoire de l’armée secrète française. Une telle investigation aurait pu ruiner la si brillante carrière politique de celui qui deviendrait un jour président de la République, d’autant plus qu’en 1975, Chirac avait lui-même présidé le Service d’Action Civique.
La France eut ainsi beaucoup de mal à assumer l’histoire de son combat secret contre le communisme. Il n’y eut aucune enquête officielle. Les représentants du gouvernement tentèrent de minimiser les dégâts par des mensonges et demi-vérités. Le 12 novembre 1990, le ministre de la Défense Jean-Pierre Chevènement reconnut à regret devant la presse qu’« il [était] exact qu’une structure [avait] existé, bâtie au début des années cinquante et destinée à assurer la liaison avec un gouvernement forcé de se réfugier à l’étranger dans l’hypothèse d’une occupation », suite à quoi le ministre mentit en affirmant : « Cette structure a été dissoute sur ordre du Président de la République. Pour autant que je sache, elle n’a eu qu’un rôle de réseau dormant et de liaison ». [82] Le lendemain, le président Mitterrand dut affronter les questions de la presse. « Quand je suis arrivé au pouvoir », prétendit-il, « il n’y avait plus grand chose à dissoudre. Il ne restait plus que quelques rares éléments dont j’ai été surpris d’apprendre l’existence puisque tout le monde les avait oubliés. » [83] Le Premier ministre Chirac refusa de s’exprimer sur le sujet. Mais son homologue italien Giulio Andreotti n’apprécia pas de voir le gouvernement français minimiser ainsi sa responsabilité dans l’affaire Gladio et remettre en cause ses propres affirmations selon lesquelles Gladio avait existé dans la plupart des pays d’Europe de l’Ouest. Andreotti déclara donc à la presse que, loin d’être dissoute depuis longtemps, l’armée secrète française avait même envoyé ses représentants à la réunion de l’ACC qui s’était tenue les 23 et 24 octobre 1990 à Bruxelles, provoquant ainsi un embarras considérable en France.
- Les temps ont changé : Nicolas Sarkozy et Alain Bauer. M. Sarkozy est le beau-petit-fils de Franck Wisner, fondateur du Gladio.
(À suivre…)
Cet article constitue le septième chapitre desArmées secrètes de l’OTAN
© Version française : éditions Demi-lune (2007).
[1] La Première République Française fut proclamée au lendemain de la Révolution de 1789, elle dura de 1792 à 1799. Naissant suite aux révolutions européennes, la Seconde République dura, elle, de 1848 à 1852. La Troisième, proclamée en 1871, prit fin avec la défaite de 1940.
[2] Edward Rice-Maximin,Accommodation and Resistance : The French Left, Indochina and the Cold War 1944–1954 (Greenwood Press, New York, 1986), p.12.
[3] Philip Agee et Louis Wolf Louis, Dirty Work : The CIA in Western Europe (Lyle Stuart Inc., Secaucus, 1978), p.182.
[4] Extrait de Rice-Maximin, Resistance, p.95. Le discours fut prononcé le 28 janvier 1950.
[5] Hoyt S. Vandenberg, Memorandum for the President Harry S. Truman. Central Intelligence Group, Washington, 26 novembre 1946. D’abord classé top-secret, il peut aujourd’hui être consulté à la Bibliothèque Harry Truman.
[6] Roger Faligot et Pascal Krop, La Piscine. Les Services Secrets Francais 1944–1984 (Editions du Seuil, Paris, 1985), p.84.
[7] Roger Faligot et Rémi Kaufer, Les Maîtres Espions. Histoire Mondiale du Renseignement. Tome 2. De la Guerre Froide à nos jours(Editions Laffont, Paris, 1994), p.56.
[8] Faligot et Krop, Piscine, p.85.
[9] Rice-Maximin, Resistance, p.53.
[10] Faligot et Krop, Piscine, p.85.
[11] Ibid., p.86.
[12] Faligot et Kaufer, Espions, p.56.
[13] Faligot et Krop, Piscine, p.86.
[14] Hoyt S. Vandenberg, Memorandum for the President Harry S. Truman.
[15] Trevor Barnes, « The Secret Cold War : The CIA and American Foreign Policy in Europe, 1946–1956 » dans The Historical Journal,Vol.24, N°2, 1981, p.413.
[16] Extrait de Jan de Willems, Gladio (Editions EPO, Bruxelles, 1991), p.35.
[17] Jean-Francois Brozzu-Gentile, L’Affaire Gladio (Editions Albin Michel, Paris, 1994), p.190.
[18] Christopher Simpson, Blowback : America’s Recruitment of Nazis and its Effects on the Cold War (Weidenfeld and Nicolson, Londres, 1988), p.127.
[19] Senato della Repubblica. Commissione parlamentare d’inchiesta sul terrorismo in Italia e sulle cause della mancata individuazione dei responsabiliy delle stragi : Il terrorismo, le stragi ed il contesto storico politico. Redatta dal presidente della Commissione, sénateur Giovanni Pellegrino. Rome 1995, p.36.
Document téléchargeable au bas de la page de Voltairenet.org reproduisant le chapitre 6 du présent livre.
[20] Irwin Wall, The United States and the Making of Postwar France, 1945–1954 (Cambridge University Press, Cambridge, 1991), p.150.
[21] Faligot et Krop, Piscine, p.88. Et Jacques Baud : Encyclopédie du renseignement et des services secrets (Lavauzelle, Paris, 1997), p.546.
[22] Aucun auteur spécifié, « Spotlight : Western Europe : Stay-Behind » dans le périodique français Intelligence Newsletter. Le Monde du Renseignement du 5 décembre 1990.
[23] Faligot et Krop, Piscine, p.90.
[24] Ibid., leur entretien avec Louis Mouchon. Ibid., Piscine, p.89.
[25] Faligot et Kaufer, Espions, p.57.
[26] Hebdomadaire britannique The Economist, 16 avril 1994.
[27] Jonathan Kwitny, « The CIA’s Secret Armies in Europe : An International Story » dans The Nation du 6 avril 1992, p.446 et 447.
[28] Ibid.
[29] Ibid.
[30] Périodique italien Europeo du 18 janvier 1991.
[31] Le quotidien italien L’Unita publia une version italienne du document dans son édition spéciale du 14 novembre 1990. Un fac similé et une version française sont disponibles sur le site du Réseau Voltaire.
[32] Il est fait référence au document dans Roberto Faenza, Il malaffare. Dall’America di Kennedy all’Italia, a Cuba, al Vietnam(Editore Arnoldo Mondadori, Milan, 1978), p.313.
[33] Faenza, Malaffare, p.313.
[34] Gentile, Gladio, p.144.
[35] Quotidien français Le Monde du 16 novembre 1990. Et Pietro Cedomi : « Service secrets, guerre froide et ‘stay-behind. 2è Partie’ : La mise en place des réseaux » dans le périodique belge Fire ! Le Magazine de l’Homme d’Action, septembre/octobre 1991, p.74–80.
[36] Faligot et Krop : Piscine, p.165.
[37] Quotidien français Le Monde du 12 janvier 1998.
[38] Douglas Porch : The French Secret Services : From the Dreyfus Affair to the Gulf War (Farrar, Straus and Giroux, New York, 1995), p.395.
[39] Porch, Secret Services, p.395.
[40] Il s’agit de la description de l’opération Ressurection que donne Ph. Bernert dans son livre : Roger Wybot et la bataille pour la DST. Cité dans Gentile, Gladio, p.286.
[41] Porch, Secret Service, p.396.
[42] Ibid.
[43] Ibid., p.408.
[44] Jonathan Kwitny, « The CIA’s Secret Armies in Europe : An International Story » dans The Nation du 6 avril 1992, p.446 and 447.
[45] Thierry Meyssan, « Quand le stay-behind portait De Gaulle au pouvoir » et « Quand le stay-behind voulait remplacer De Gaulle »,Réseau Voltaire, 27 août et 10 septembre 2001.
[46] William Blum, Killing Hope : US Military and CIA interventions since World War II (Common Courage Press, Maine, 1995), p.149. Version française, publiée sous le titre Les Guerres scélérates par Parangon, 2004.
[47] Ibid.
[48] Ibid.
[49] Porch, Secret Services, p.398.
[50] Révélé par exemple par l’ancien officier supérieur de la 11e Demi-Brigade du Choc Erwan Bergot dans ses mémoires : Le Dossier Rouge. Services Secrets Contre FLN (Grasset, Paris, 1976)
[51] Erich Schmidt Eenboom écrivit dans les années 1990 un essai non publié de neuf pages sur Gladio et les opérations terroristes menées par les services secrets français intitulé Die ‘Graue’ und die ‘Rote’ Hand. Geheimdienste in Altenstadt. Les deux citations en sont extraites (p.3 and 7). Les opérations terroriste françaises menées contre le FLN en Allemagne comprenaient : l’assassinat à l’arme automatique du secrétaire général du FLN Ait Acéne à Bonn le 5 novembre 1958, l’assassinat d’une seule balle à bout portant du membre du FLN Abd el Solvalar dans une gare de Sarrebrück le 19 janvier 1959 et l’assassinat de Lorenzen, un ami du fabriquant d’armes de Hambourg Otto Schlüter dans l’explosion d’une bombe dans un entrepôt de Shlüter le 28 septembre 1956. Le 3 juin 1957, Schlüter lui-même échappa à une tentative d’assassinat, mais sa mère fut tuée dans l’opération. (ibid.).
[52] Quotidien britannique Sunday Times du 12 octobre 1997. Et le quotidien français Le Monde du 17 octobre 1996.
[53] Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris (Seuil, Paris, 1991).
[54] Hebdomadaire suisse Wochenzeitung, du 14 décembre 1990.
[55] Quotidien britannique Sunday Times du 12 octobre 1997. Et le quotidien français Le Monde du 17 octobre 1996.
[56] Ibid.
[57] Jeffrey M. Bale, « Right wing Terrorists and the Extraparliamentary Left in Post World War 2 Europe : Collusion or Manipulation ? » Dans Lobster Magazine (UK), n°2, octobre 1989, p.6.
[58] Jonathan Kwitny, « The CIA’s Secret Armies in Europe : An International Story » dans The Nation du 6 avril 1992, p.446 et 447.
[59] Porch, Secret Services, p.409.
[60] Ibid., p.419.
[61] Document téléchargeable au bas de la page de Voltairenet.org reproduisant le chapitre 6 du présent livre.
[62] Commission d’enquête parlementaire belge sur Gladio, résumé dans le périodique britanique Statewatch, janvier/février 1992.
[63] Jan de Willems, Gladio (Editions EPO, Bruxelles, 1991), p.24.
[64] Willems, Gladio, p.81.
[65] Extrait de Willan, op. cit., p.27.
[66] Arthur Rowse, Gladio. « The Secret US War to subvert Italian Democracy » dans Covert Action Quarterly, N°49, été 1994, p.3.
[67] Baud, Encyclopedie, p.546.
[68] Porch, Secret Services, p.439.
[69] Ibid., p.438.
[70] Ibid., p.395.
[71] Ibid., p.439.
[72] Ibid., p.437.
[73] Ibid., p.438, basé sur la biographie de Foccart par Pierre Péant.
[74] Ibid., p.439.
[75] Baud, Encyclopedie, p.546 et le quotidien français Le Monde du 16 novembre 1990.
[76] Porch, Secret Services, p.446. Le rapport de la commission d’enquête parlementaire française sur le SAC est intitulé : Rapport de la commission d’enquête sur les activités du Service d’Action Civique, Assemblée Nationale. Seconde session ordinaire de 1981–1982, N°955, Alain Moreau, Paris 1982.
[77] Intelligence Newsletter, 21 novembre 1990.
[78] Porch, Secret Service, p.590.
[79] Ibid., p.446.
[80] Ibid., p.404.
[81] Jonathan Kwitny, p.446 et 447.
[82] Quotidien français Le Monde du 14 novembre 1990. Agence de presse internationale Reuters, 12 novembre 1990. Quotidien britannique The Guardian du 14 novembre 1990.
[83] Extrait de Gentile, Gladio, p.141. Également relevé par l’agence Associated Press, le 13 novembre 1990.
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